Parmi les sujets que j’ai traités pour les besoins de mon travail au cours de ces 25 dernières années, il en est un que je n’oublierai jamais.
Celui de la très mystérieuse famille Loffler dont l’histoire a aujourd’hui rejoint la légende à Cergnat, non loin de Leysin, station des Alpes vaudoises (Suisse).
Le récit m’avait été raconté à l’époque par un ami syndic (traduisez « maire » si vous n’êtes pas Suisse!).
En 2002, pour les besoins de l’article que j’ai eu envie de consacrer à ce père et à ses trois filles, il m’avait permis d’entrer dans la maison de la famille, une maison encore très imprégnée par la personnalité des locataires décédés.
Une demeure refermée sur leurs secrets…
Les araignées avaient tissé leurs toiles sur la boîte aux lettres de la maison qu’habitait autrefois le Quatuor Löffler.
Depuis le décès de Maria, la dernière survivante de la famille, elles étaient les seules locataires du bâtiment abandonné.
Rares sont ceux qui se souviennent du destin de cette famille, composée d’un père compositeur-interprète et de ses trois filles musiciennes, arrivés de Leipzig, en Allemagne, pendant la dernière guerre.
Dans la Vallée des Ormonts, beaucoup les croyaient réfugiés, d’origine juive.
Vérification faite auprès de l’administration communale, Max, Johanna, Susanna et Maria, ont dès le début été enregistrés sous le statut d’artistes et non de réfugiés.
Le brigadier de police, qui connaissait la famille depuis plus de vingt ans, a été nommé liquidateur testamentaire.
C’est lui qui m’a appris que les Löffler, contrairement à ce qui a été dit, n’avaient pas fui l’Allemagne parce qu’ils étaient en danger.
Dès qu’ils ont perçu la montée du nazisme, ils sont partis pour retrouver ailleurs la quiétude qui leur était nécessaire pour travailler.
Avant la guerre, le quatuor s’embarque donc pour les Etats-Unis.
N’y trouvant pas la sérénité recherchée, il rentre en Allemagne au bout de quelques mois.
Puis il repart pour la Suisse, définitivement, cette fois.
Les autorités communales de l’époque leur proposent de s’installer dans l’ancien collège de Cergnat.
Une bâtisse froide, mais tranquille, dans laquelle la famille retrouve la paix.
Lorsque j’ai visité la maison, construite sur la faille de la Frasse, une faille naturelle qui rend le terrain instable, elle était très abîmée.
De guingois, les murs étaient lézardés, endommagés par des infiltrations d’eau.
Le bâtiment, irrécupérable, était condamné à la destruction.
Partout, dans la maison vide de ses habitants, les pianos, clavecins, et autres partitions témoignaient du passé glorieux de cette famille de brillants musiciens.
Parmi les nombreuses photos, aucune trace de la femme de Max Löffler, semble-t-il décédée très jeune.
Rien… pas un signe.
Comme si elle n’avait jamais existé.
Aucune des trois demoiselles ne s’est mariée.
Vouées à la musique, elles chantaient et jouaient de nombreux instruments: violon, violoncelle, guitare, cithare, cuivres.
Du temps de leur splendeur, elles ont joué aux côtés de leur père dans le monde entier, dans les lieux les plus prestigieux, jusqu’à la Cour de la Reine Mère d’Angleterre.
Mais jamais, leur musique n’a été enregistrée ou gravée sur disque.
Dans les Ormonts, la mystérieuse famille vivait retirée, alimentant sans le vouloir les fantasmes les plus farfelus.
Certains affirmaient qu’à leur arrivée en Suisse, les Löffler auraient coulé de l’or dans un de leurs instruments, un cor de chasse.
En fait, ils vivaient chichement.
Ils menaient une vie spirituelle intense, collectionnaient les timbres dans de vieilles enveloppes, stockaient d’énormes sacs de graines pour nourrir les oiseaux, offraient des bouquets aux familles des communiants, et donnaient des leçons de musique à l’école.
Seule Maria parlait français et possédait un permis de conduire.
En 1961, le patriarche décède.
Aucune de ses filles ne l’avait jamais quitté.
Les trois soeurs, amies de Yehudi Menuhin, poursuivent alors une existence retirée et cultivée.
Susanna meurt à son tour en 1976, puis Johanna en 1994, dans une clinique de Leysin où sa soeur, Maria, est elle même décédée en 2000.
Tous ont été enterrés dans le paisible cimetière de Cergnat.
Quand je me suis rendue dans leur maison, ne restaient dans la demeure endormie que des instruments désormais muets, et des cascades de souvenirs accrochés à des photos jaunies.
De leur vivant, Max, Johanna, Susanna et Maria Löffler avaient rêvé de se voir un jour consacrer un musée.
Sans doute est-ce pour cela qu’ils ont fait de la commune d’Ormont-Dessous leur légataire, tandis que celle-ci promettait en contrepartie de continuer à s’occuper de leurs tombes.
Avant de se débarrasser des partitions moisies par l’humidité, la Commune vérifiera que les compositions de Max Löffler ont bien été enregistrées auprès d’une Société d’Auteurs et Compositeurs.
J’ai cru que l’histoire s’arrêterait là et que je resterais simplement avec la très étrange impression ressentie dans la maison.
En 2002, mon article a donc été publié.
Quelques jours plus tard, j’ai reçu une lettre à laquelle était jointe une photo noir-blanc, jaunie.
Celle d’une petite fille d’environ deux ans et d’une dame.
La personne qui m’écrivait m’expliquait qu’elle avait la preuve que l’une des filles Löffler a eu une fille.
Pas de père à l’horizon, mais elle savait que l’enfant avait vécu car elle s’en était occupée.
Un pasteur de la région m’a confirmé l’information.
Mais personne dans la région ne se souvient d’avoir jamais vu cette petite fille.
Parmi les très rares personnes qui m’ont confirmé son existence, tout le monde était assez mal à l’aise.
Les demoiselles Löffler ne fréquentaient pas de messieurs, et personne ne savait ce qu’était devenu l’enfant.
Mon enquête m’a menée jusqu’en Allemagne, chez une lointaine cousine, où j’ai perdu la trace de l’enfant.
Dans le petit cimetière paisible de Cergnat, les quatre musiciens dorment en paix, sans avoir rien révélé de leurs secrets.
Martine Bernier