A la fin du 19e siècle, alors que le rire se portait de préférence gras et que les calembours pesaient des tonnes, Alphonse Allais a quasiment inventé l’humour.
Avec son esprit très proche de l’humour britannique, il est le fondateur de la littérature française de l’absurde.
En principe, rien ne vieillit plus vite qu’une oeuvre drôle.
Pourtant, les contes et les bons mots d’Allais continuent, des siècles plus tard, à déclencher l’émerveillement et le rire, sans avoir pris une ride.
Le petit Charles-Alphonse Allais est né le 20 octobre 1854 à Honfleur, le même jour que Rimbaud.
Jusqu’à l’âge de trois ans, il ne prononcera pas un mot, si bien que ses parents le croyaient muets.
Après des études banales, il devient stagiaire dans la pharmacie paternelle.
Il faudra attendre son service militaire au 119e de ligne pour qu’Allais entre dans la légende grâce à quelques hauts faits non pas d’armes, mais d’esprit.
Il commença par se rendre célèbre auprès de ses camarades en entrant dans une salle remplie d’officiers et en lançant un tonitruant: « Bonjour, M’sieurs Dames! ».
Oui.
Ca étonne.
Lorsque son colonel accorda une permission de nuit aux hommes mariés, le soldat Allais disparut pendant 24 heures.
A son retour, il se justifia en expliquant qu’il avait droit à « une perm’ de jour » en plus puisqu’il était… bigame.
Histoire de peaufiner son personnage, il avait pris l’habitude d’appeler ses supérieurs: carporal, carpitaine, cormandant, ce qui lui valu une paix royale, sa hiérarchie le prenant pour un idiot fini.
De retour à la vie civile, Alphonse abandonne la pharmacie et se lance dans le journalisme et la littérature.
Il fait ses débuts à Paris, au célèbre cabaret « Le Chat Noir », où il roule le tambour.
Il fera partie du club des Hydropathes (ceux à qui l’eau fait du mal), l’un des centres du mouvement littéraire de l’époque.
Le club se scinde en deux écoles: Les Hirsutes et les Fumistes dont Allais deviendra le chef.
Il devient rédacteur en chef du journal du Chat Noir, et commence à écrire des contes tout en tenant une rubrique littéraire la « La Vie drôle », avec une verve étourdissante.
Là encore, sa façon d’aborder la vie ne passe pas inaperçu.
Alors qu’il travaillait comme jeune journaliste, il avait pris l’habitude d’aller voir le caissier chaque mois et de lui dire:
– Bonjour, je viens toucher MON appointement.
Au bout de quelques mois, le caissier lui fait remarquer que l’on dit « MES » appointements.
Sa réponse:
– Oui, je sais, mais je ne vais quand même pas déranger le pluriel pour si peu!
Ses livres sont des trésors de drôlerie, qu’il surnommait « ses oeuvres anthumes ».
Les posthumes viendraient plus tard.
Il était aussi très connu pour ses bons mots.
Je vous en laisse quelques-uns dont je ne me lasse pas.
– Assis à la terrasse d’un café, il lui crie: « Garçon, un Picon grenadine… et un peu moins de vent, svp! »
– Un jour, avec ses amis, il se trouve par hasard dans la minuscule gare de Dozule-Putot. Il fait venir le chef de gare et lui dit: « Je tiens à vous féliciter, vous avez là une ravissante petite gare. Vous auriez cela ue St Lazare à Paris, vous auriez un monde fou! »
– Voyageant en Belgique, il envoya à l’un de ses amis un bouchon sur lequel il avait gravé ses mots: « Souvenir de Liège. »
Cet homme si spirituel était pourtant lugubre, dit-on.
Personne ne se souvenait l’avoir vu rire, et il prenait un air sinistre lorsqu’il plaisantait.
Comme il écrivait toujours au café, il s’adonna vite à la boisson, à l’absinthe plus précisément.
Et Sacha Guitry disait de lui « Jamais vu ivre, jamais dégrisé ».
En 1905, Alphonse Allais eu une phlébite.
Le docteur lui ordonna six mois de lit.
Rencontrant un ami, il lui demanda de le reconduire à l’hôtel Britannia où il habitait en l’absence de sa femme.
En le quittant, il lui a dit: « Demain, je serai mort. Vous trouvez ça drôle, mais moi je ne ris pas. Demain, je serai mort. »
Le lendemain, il mourait d’une embolie foudroyante, à 51 ans.
Il a été enterré au cimetière de St Ouen.
Mais sa tombe disparut en 1944 au cours d’un bombardement.
Ainsi est parti celui qui disait: « Dieu a agi sagement en plaçant la naissance avant la mort, sans quoi que saurions-nous de la vie? »
Martine Bernier