Mon Capitaine et le plat en terre cuite

Hier, en fin de journée, alors que mon Capitaine, Pomme et moi étions dans la cuisine, mon regard est attiré par un échafaudage improbable trônant sur le vaisselier.
Sur un saladier en poterie a été placé un grand plat en grès, surmonté d’ un autre saladier, en bois cette fois.
Et dans ce dernier récipient, un petit plat méditerranéen en terre cuite a été coincé sur sa tranche.
En voyant cela, j’ai eu un choc:

– Oh non… Je sais que tu as une façon très particulière d’envisager la déco, mais là… ça ne va pas du tout.
Mon Capitaine a pris son air le plus innocent pour me répondre:
– Mmmm? Quoâ? Ah, ça… C’est L’Oeil des Incas.
– L’Oeil des Incas… non mais, franchement…
– Si, si, c’est bon pour le feng-shui… il est indiqué partout que tout le monde devrait avoir un Oeil des Incas chez soi.

Il me fait rire… mais il ne s’en sortira pas aussi facilement!
– Non, vraiment… Je suis désolée pour ton feng-shui, mais tout cela doit être rangé, pas entassé sur le meuble…
– Mais c’est décoratif!
J’ai commencé par renvoyer le plat en grès dans ses quartiers initiaux.
Je venais de prendre celui en terre cuite lorsque Celui qui m’accompagne s’est écrié:

– Non, pas lui!
Un cri du coeur.
Voyant que ma fibre feng-shuyienne n’avait pas été sensible à ses élucubrations, il a essayé une autre méthode:
– Ecoute, chérie, ici, c’est une cuisine. On y travaille, on n’y fait pas de déco.
– C’est vrai. Sauf que là, je ne cherche pas à décorer: ce n’est plus une cuisine, c’est un débarras.
J’ai repris le plat en terre et j’ai eu droit à une autre exclamation:

– Non! C’est un plat qui met énormément de temps pour sécher de l’intérieur….
Qu’à cela ne tienne: je l’ai posé sur la table.
Et j’ai récolté une autre protestation:
– Non!!! Si tu le poses sur sa base, il ne sèche pas!! Il doit être sur sa tranche.
Un peu agacée, j’ai poliment demandé à mon Capitaine:
– Tu sais quoi, s’il est tellement compliqué à gérer, nous allons le ranger… dans la poubelle.
– Non! Il est beau!
– Alors range-le ailleurs, si tu veux bien… mais s’il te plaît… ne laisses pas cela comme ça… c’est trop laid.
– D’accord!

Soit.
Ce matin, retour dans la cuisine pour le petit-déjeuner.
Et là, en regardant distraitement le vaisselier….
– Mais!!! L’Oeil des Incas est revenu!!!
– Voui (a dit mon Capitaine en beurrant tranquillement sa tartine).
– Mais tu m’avais dit…
– Non, non, j’avais juste dit qu’il me fallait encore deux ou trois jours pour que le plat sèche.
– Mais tu es sûr qu’il n’est pas sec, là?
– Tsss… tu ne comprends décidément rien au séchage de la terre cuite.

Il m’a donc expliqué longuement le comment du pourquoi.
Quelques secondes plus tard, j’ai repris la parole:

– Dis?
– Voui?
– Pourquoi le gardes-tu, ce plat?
– Pour sa beauté intérieure. C’est très important, la beauté intérieure, chez les plats.

Surtout, surtout ne pas lui montrer qu’il est irrésistible de drôlerie…
– Mais… s’il ne peut pas aller  dans le lave-vaisselle, et qu’en plus il met des jours à sécher, pourquoi ne pas le remplacer par un plat plus pratique.
– Parce que c’est le meilleur des plats pour les cuissons au four…

Bon.
Si c’est le meilleur… rien à dire…
– Mais dès qu’il sera sec, il ira dans l’armoire?
– Oui!
Il termine d’étaler la confiture sur son pain et ajoute, avec un large sourire:
– A propos, j’ai oublié de te dire: des plats comme lui, j’en ai encore six autres en bas, dans le carnotzet.

Martine Bernier