Le paquebot

Enfant, mes jeux débordaient largement de l’espace réduit de ma chambre…
Je transformais tout en terrain d’aventures, en histoires grandioses, en épopées interminables.
Lorsque ma mère me voyait débarquer dans le salon avec mes jouets, elle se mettait immédiatement en mode défensif.
Ce que je peux aujourd’hui comprendre: elle devait se poser beaucoup de questions… et ne pas forcément apprécier d’être envahie de la sorte.
Environ une fois par mois, j’organisais une Grande Expédition.
Celle-ci était à peu près semblable à mon mystérieux jeu secret (voir Le jeu ), à ceci près qu’elle n’était pas secrète et mettait en scène de très nombreux personnages.
Elle commençait toujours de la même façon.
Je prenais le vieux sac gris que m’avait donné ma grand-mère, extrêmement laid, mais dont je ne me serais séparé pour rien au monde.
J’y mettais de minuscules poupées, les « petites bêtes » en plastique, de mystérieux sachets et une foule d’ustensiles nécessaires à mon aventure.
Lorsque tout était près, je descendais à l’étage de la cuisine et du salon /salle à manger communicants.
Je commençais toujours par une halte dans le corridor et je m’installais pour préparer le voyage.
La porte de la cuisine représentait « L’entrée du Premier Monde ».
Un monde étape dont le sol était un océan immense à mes yeux, représenté par le balatum.
Pour le franchir, tous les personnages de mon aventure devaient s’installer dans des embarcations de fortune.
Pour cela, je prenais de minuscules baignoires de poupées, des radeaux construits avec des paquets de journaux et… les paquebots.
Les paquebots étaient un élément majeur de l’histoire.
Sans eux je n’aurais pu embarquer toutes les provisions, les outils, les animaux sans lesquels aucune vie n’aurait été possible dans le Second Monde.
Après avoir essayé plusieurs bateaux, j’en avais enfin trouvé  à la hauteur de la tâche: les chaussures de mon père dont la grandeur des virils petons permettait de bénéficier d’un espace très confortable.
J’aimais jouer à la Grande Aventure quand il était présent, histoire de pouvoir lui chiper ses chausses discrètement.

Le Premier Monde était dangereux.
Non seulement la mer tempétueuse  à franchir était remplie de requins et de crocodiles (si!), mais, en prime, nous risquions à tout moment d’être agressés par le Gardien du Premier Monde.
C’était ainsi que, dans mon jeu, j’avais baptisé ma mère qui, dès qu’elle me voyait pointer mon nez avec mon matériel, me refoulait vers ma chambre, le Point de Repli.
Si elle n’était pas là, je sortais tous mes personnages et les faisaient passer par le gué, en file indienne, les avançant avec lenteur, un par un.
Lorsque j’étais plus pressée, tout le monde embarquait dans les navires de fortune que je poussais discrètement vers le salon à l’aide d’un manche à balai depuis la porte.

Arrivés dans le Deuxième monde, il restait un mètre à franchir dans des eaux plus calmes pour atteindre la Terre Promise.
Traduction dans le langage maternel: le tapis du salon.
Cette immense étendue laineuse était pour moi la terre fertile et cultivable où j’allais planter mes cultures, faire paître mes chevaux, vaches, moutons, cochons et autres volailles.
Si ma mère était incommodée par mon jeu, mon père, lui, qui lisait tranquillement dans son fauteuil en fumant la pipe, s’amusait en silence de mon manège.
Il n’intervenait qu’en cas d’urgence extrême, regardant en souriant sous cape ses chaussures chargées à ras bord de mini jouets  naviguer à travers la maison.
Un dernier effort et mes troupes de colons pacifiques abordaient la côte de la Terre Promise annoncée par les guetteurs.
« TERRRE! TEEEERRRRE! »
Je passais alors un temps infini pour installer chaque personnage et lui affecter une tâche… aidée par Marouffe, le chat de la maison qui s’asseyait à côté de moi et m’observait avec attention.
Le respectable Gardien de la Terre.
De temps en temps, il prenait délicatement une figurine et l’emmenait dans son panier.
Je considérais ce rapt comme le lourd tribut à payer pour pouvoir m’installer dans ces contrées sauvages.
Une offrande, en quelques sortes.
Lorsque tout le monde était installé, je sortais de mon sac le sachet vital.
Pour cela, j’évitais de me faire remarquer…
Il contenait des graines pour oiseaux que j’avais chipées dans les boîtes maternelles.
Dans mon esprit: du blé.
J’avais deux sachets distincts: celui des graines et celui de la pâtée pour oiseaux qui, dans mon imagination, figurait l’engrais nécessaire aux cultures.
Mon père me regardait faire sans broncher.
A cette étape, en général, si ma mère était présente, les graines ne sortaient pas de leur sac.
Les jours fastes, lorsqu’elle était absente, je labourais les champs au râteau, puis je les semais.
Ensuite, à pas de loup, je filais dans la cuisine avec, à la main, un minuscule arrosoir, je revenais et là… une voix masculine me coupait dans mon geste:

– Pas d’irrigation aujourd’hui: il a assez plu.
J’essayais de défendre mon point de vue;
– Mais si j’arrose, ça poussera plus vite?
– Disons surtout que ça signera l’arrêt de mort de la colonie.

Mon père s’amusait de mes jeux, mais connaissait la limite à ne pas franchir.
Lorsque j’entendais la voix de ma mère revenant des courses, je fonçais vers le placard, prenait le balai mécanique et le passait sur mes champs pour redonner à la Terre Promise son aspect initial.
En me voyant installée au salon, maman fronçait généralement les sourcils:
– Tu n’as pas encore mis des cochonneries sur le tapis, j’espère?
Je protestais  de mon innocence avec ferveur.
– Mais! Tu as encore pris les chaussures de papa?! Paul! Dis quelque chose!
– Bah… laisse-la s’amuser, elle ne fait pas de bêtise…

Lorsque ma mère avait quitté la pièce, il m’adressait un clin d’oeil et ajoutait parfois:
– Quand tu auras fini avec les paquebots, pense à bien vider les cales. La dernière fois, j’y ai retrouvé une poule et  j’ai passé la  journée avec des graines dans mes chaussures…

Martine Bernier

 

 

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