Je n’avais plus revu Alexandre depuis cet hiver.
Lorsque sa maman m’a appelée pour me proposer d’aller partager leur repas, ce lundi soir, j’ai été ravie.
J’allais faire la connaissance de Benoît, leur deuxième fils, et retrouver cette famille que j’aime.
Pourtant je me posais des questions.
Alexandre m’avait manqué.
Mais allait-il me reconnaître?
Lui faudrait-il à nouveau du temps pour se sentir à l’aise en ma présence?
Comment allait-il appréhender Pomme, lui qui n’a qu’une sympathie toute relative pour le chat de la maison?
D’entrée, j’ai compris qu’il était content.
En rentrant, je lui ai caressé le visage et je lui ai dit que j’étais heureuse de le retrouver.
Je lui ai montré Pomme qu’il a à peine regardée.
Son regard ne se fixe jamais.
Puis nous sommes allés nous installer au jardin.
Pomme a vécu sa vie, sans faire la moindre bêtise et en respectant le chat.
J’ai découvert Benoît, un jeune homme doux et très intelligent, qui a vis-à-vis de son frère la même patience et la même tendresse que ses parents.
Alexandre a fait comprendre qu’il souhaitait s’asseoir près de moi.
Et, durant toute la soirée, il m’a couverte de marques d’affection.
Lui qui ne peut ni parler ni avoir un comportement dit « normal », a renoué le lien que nous avions commencé à tisser lors de notre première rencontre.
Je me suis retrouvée une fois de plus sous le charme de ce grand jeune homme qui restera toujours un enfant…
La chaleur et l’approche de l’orage l’avaient rendu assez difficile, durant les jours précédents, m’expliquaient ses parents.
Là, nous avions devant nous un Alexandre heureux, qui riait, semblait vouloir communiquer en s’improvisant percussionniste sur les bords de la table et de sa chaise, en émettant des sons qui ressemblaient à une mélodie..
Il a même effleuré Pomme lui, qui, m’a-t-on expliqué, ne fraye pas avec les animaux.
Le sentir détendu nous a tous touchés…
Je l’ai été plus encore lorsque sa maman m’a dit qu’elle pensait que j’avais un effet apaisant sur lui.
Le monde intérieur d’Alexandre reste pour moi un mystère absolu.
Le fait d’avoir travaillé durant deux ou trois ans dans le monde du handicap mental, par choix, en tenant une revue spécialisée sur le sujet, m’avait permis d’apprendre beaucoup au contact des patients et des spécialistes.
Muré dans son silence et dans son univers, Alexandre s’exprime de mille façons, tissant des liens ténus et subtils.
S’il n’était pas là, il laisserait un vide énorme.
S’occuper de lui demande à son entourage une disponibilité et une patience infinies.
Et voir ce qu’ils mettent constamment en place pour lui rendre la vie agréable est très émouvant.
Ce soir-là, pour la première fois, Alexandre allait passer la nuit dans son nouveau lit, plus grand et plus large que le précédent, pour qu’il s’y sente plus à l’aise.
Quand il commence à être fatigué ou que la frustration le gagne, il devient plus fébrile, contrôle moins bien ses mouvements.
Les gestes de tendresse qu’il donne avec une générosité étonnante deviennent alors plus maladroits.
Ce monde qui est le sien, qu’emprisonne-t-il?
Quelle âme se cache dans ce corps blessé?
Que pense-t-il lorsqu’il nous regarde?
Sa pensée est-elle hachurée, ou arrive-t-elle parfois à suivre une ligne précise?
Jusqu’à quel point a-t-il conscience de son état?
En souffre-t-il?
Que comprend-il de ce que nous lui disons?
Il semble sensible au son de la voix, au ton, à la douceur…
J’ai toujours de la peine quand je lui dis au-revoir.
Il aurait fallu si peu pour qu’il ne soit pas prisonnier de lui-même…
Martine Bernier