– Vous avez vu le torrent?
Comme la première fois où je l’ai rencontré, le monsieur âgé venu de je ne sais où s’est approché sans que je le remarque et m’a parlé sans préambule.
Le torrent, justement, je le regardais, en sortant Pomme ce matin sur la terre gelée.
– Oui…
– Il n’est pas bien haut pour la saison, mais bien fourni.
Il m’a regardée tandis que son vieux chien observait Pomme entamer une course autour de lui pour l’inciter à jouer.
– Petite mine, vous.
– Moi??
Ah non, pas petite mine!
Je me bagarre depuis des semaines pour remonter mes analyses et, pour la première fois depuis bien longtemps, j’arrive à les équilibrer depuis deux jours.
Alors non, pas petite mine!
C’est vexant!
– Non, ça va. Vous avez bien passé les fêtes?
Il hausse les épaules:
– Vous savez, à mon âge, les fêtes… On est déjà bien content de pouvoir se lever le matin sans avoir trop mal partout! Ca, c’est la fête!
Il lève le nez en l’air:
– Il fait trop froid pour neiger. Pourtant j’ai l’impression qu’il devrait tomber quelque chose. Peut-être deux ou trois flocons mais rien de plus.
– C’est la météo qui vous l’a soufflé?
– Non, mes rhumatismes. Et ils se trompent rarement!
Son regard retourne vers le torrent:
– J’ai vu votre mari, ces derniers jours. Il est bien. Un bel homme. Imposant.
Ahurie, je ne peux m’empêcher de le dévisager.
Je ne le connais pas.
Qui est-il?
Comment sait-il que Bruno est mon compagnon?
Ah oui… Pomme est toujours sur ses talons…
– Merci, j’ai tendance à penser la même chose. Ceci dit, nous ne sommes pas mariés.
– On va dire « pas encore ». Je vous ai vus ensemble. Ca ne va pas tarder.
– C’est encore vos rhumatismes qui le disent?
– Non, mon flair!
Il me regarde avec un petit sourire à la fois taquin et bienveillant.
Je réponds à son sourire.
Cet homme est un mystère.
Je ne l’ai vu que deux fois, j’ignore qui il est, il apparaît sans que je l’entende arriver, a des conversations décalées, semble au courant de tout, sait qui je suis et repart à chaque fois comme il est venu.
Du bout du pied, il écrase délicatement une touffe d’herbe:
– Bon, j’y vais. Et vous, soignez-vous.
– …?
– Je sais de quoi je parle. Les reins, c’est une cochonnerie.
Il s’est éloigné sans me dire au-revoir.
Comment sait-il????
En rentrant, je souriais toute seule.
J’aime assez ce curieux personnage énigmatique et pourtant tout simple, qui débarque toujours sans prévenir et semble tout deviner.
Trois heures plus tard, quelques flocons épars tombaient du ciel.
Martine Bernier