Quand un jeu d’enfant finit mal

Lorsque je suis arrivée dans son village, station de montagne, Jean-François avait déjà cinquante ans bien tassés.
Moi, je n’en avais pas vingt, je commençais à peine à choisir mon destin.
C’était un homme jovial, trapu, large d’épaules, pas très grand mais costaud.
Il riait très fort.
Et pourtant, il avait un regard terriblement triste, comme perdu, que son sourire permanent n’arrivait pas à faire oublier.

Très vite, nous sommes devenus amis.
Marié, sans enfants, Jean-François me disait que j’étais « la gamine qu’il aurait aimé avoir ».
En riant, je lui répondais: « Tu n’aurais pas préféré un garçon? »
Ce à quoi il répondait: « Non, jamais! »

Il était soigné pour une dépression dont je ne connaissais pas l’origine.
Ce qui n’a pas empêché qu’un jour, en arrivant sur mon lieu de travail, une connaissance commune m’a dit que l’épouse de mon ami était arrivée juste à temps pour lui sauver la vie.
Il s’était pendu dans la grange.
Et, m’a-t-on dit, ce n’était pas la première fois.
Pendant plusieurs semaines, je ne l’ai pas vu.
Il avait été hospitalisé dans une maison de repos.
Je lui ai téléphoné plusieurs fois.
Je lui disais que je l’attendais.

Un jour, j’ai entendu son grand rire, je me suis retournée: il était là.
Nous avons été nous asseoir dans un coin, et, cette fois, je lui ai posé la question que j’évitais jusque-là.
« Dis-moi… pourquoi as-tu fait cela? Pourquoi es-tu si triste? »
Il m’a regardée longuement, ses yeux se sont remplis de larmes, et il m’a répondu:
« Parce que j’ai tué mon frère… »

Et il m’a raconté, en pleurant.
Il n’avait pas dix ans.
Deux frangins entre lesquels il y avait une petite rivalité de petits hommes.
Deux gosses qui aimaient jouer aux chevaliers, à la guerre.
Sauf que ce jour-là, la guerre a mal tourné.

Ce n’était pas voulu, un accident stupide.
Un geste malencontreux, avec leurs armes de petits garçons.
Et l’un des deux ne s’est pas relevé.

Depuis, Jean-François traînait comme autant de boulets son chagrin, sa culpabilité, la douleur de sa mère, la souffrance de son père.
Quarante ans après, il pleurait toujours, regrettait amèrement.

« Comment veux-tu que je vive avec ça… J’ai tué mon frère. »

Que vouliez-vous répondre à cela?
Tous les mots qui peuvent maigrement consoler lui avaient déjà été dits depuis des années.
Je les ai répétés, je lui ai pris la main, l’ai serrée très fort.
Nous avons parlé longuement, souvent.
Puis la vie m’a emportée ailleurs.
Je ne sais pas ce qu’il est devenu…
C’était il y a déjà longtemps.

En écoutant les informations, hier, et en découvrant le drame vécu dans cette école où une fillette a perdu la vie lors d’une bousculade, j’ai pensé à Jean-François et au petit garçon sans histoire qui a donné le coup de pied fatal.
Un accident… et une souffrance immense.

Martine Bernier

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