Lorsque j’étais enfant, à quelques centaines de mètres de chez moi se trouvait un drôle de magasin coincé entre deux maisons plutôt laides.
Une boutique sans vitrine.
Ou plutôt dotée d’une vitrine, oui, mais dans laquelle s’empilaient des livres, un peu n’importe comment.
Je crois qu’elle s’appelait « La Galerie ».
Je ne devais pas avoir plus de 11 ans quand j’ai osé pousser la porte pour la première fois.
Dès l’entrée, je me suis retrouvée coincée entre deux immenses rangées de bibliothèques croulant sous les bouquins.
Au bout de cette allée: un minuscule comptoir lui aussi surchargé.
Et derrière le comptoir, un homme d’une cinquantaine d’années.
Une barbe, de grosses lunettes qu’il remontait sur son front quand il voulait regarder ses interlocuteurs de plus près, un gros pull en laine, un pantalon en velours côtelé.
Je ne l’ai jamais vu habillé autrement, je crois.
Je me suis avancée, et je lui ai demandé si je pouvais regarder les livres.
Il m’a dit « Oui, oui… ils sont là pour ça. Et il y a encore un étage en haut. »
En explorant le rez-de-chaussée, j’ai réalisé qu’il y avait cinq ou six rangées de bibliothèques.
Et à l’étage, il y en avait tout autant.
Et partout, partout, des livres d’occasion de tous genres, sur les étagères ou par terre, dans des cartons.
Le paradis!!!
Les années ont passé.
Très vite, je suis devenue l’une des clientes les plus fidèles du Monsieur dont je connaissais pas le nom.
Dès que je pouvais m’échapper de la maison et que j’avais quelques sous en poche, je fonçais à la boutique.
Il me laissait tranquille, je pouvais y rester le temps que je voulais, feuilleter, fureter, lire…
Je connaissais l’endroit par coeur, la poussière ne me dérangeait pas.
Les nouveaux arrivages de cartons ouverts devenaient pour moi aussi précieux que les coffres d’or d’un galion.
Au terme de mes longs moments de recherche, je me présentais au comptoir avec des piles de bouquins.
Sérieux comme un pape, le maître des lieux prenait un petit carton, et y déposait mes trouvailles.
Puis il alignait des chiffres sur un morceau de papier quadrillé arraché à un bloc-notes et m’annonçait le total.
Que j’avais déjà effectué au fur et à mesure de mes coups de foudre.
Je comptais mes sous: tout passait dans les livres ou presque.
Je repartais avec mon carton et je lisais, lisais, lisais…
Puis je partais laver d’autres voitures, faire de petits travaux à l’école ou ailleurs, et je revenais à la boutique où le même manège recommençait.
Je lisais tout ce qui me tombait sous la main ou presque, de Bob Morane à Doc Savage, en passant par Guy des Cars, mais aussi, avec le temps, par Maupassant, Bernard Clavel Flaubert, Montherlant, Verlaine, Pearl Buck, Victor Hugo et tant d’autres.
Tout m’enchantait.
A force de me voir, Monsieur Dont Je ne connaissais pas le Nom finissait par me regarder d’un oeil intrigué.
Il fumait la pipe derrière son comptoir sans broncher, regardait les titres que je choisissais, ne se permettait jamais aucune réflexion.
Jusqu’au jour où, alors qu’il faisait le compte de mes achats, il m’a parlé un peu plus que d’habitude:
– Tous ces livres… tu les manges?
– Non, non, je les lis.
– C’est bien. Tu as quel âge?
– 11 ans.
– Et bien… et tu as le temps de lire autant?
– Oui.
– Tiens, je t’ai mis un livre de côté, je crois qu’il te plaira.
Je ne sais plus de quel ouvrage il s’agissait, mais le geste me touchait.
Seulement… je n’avais pas assez pour prendre un livre de plus.
– Non, celui-là, je te l’offre. C’est bientôt Noël!
Depuis ce jour, Monsieur, dont je n’ai jamais connu le nom, est devenu mon complice.
Nous nous comprenions sans avoir besoin de beaucoup parler.
Il avait l’air de se moquer du commerce comme d’une guigne.
Pour lui, l’important semblait d’être installé au milieu des bouquins et de pouvoir lire à son aise.
Pendant sept ans, je suis allée le voir plusieurs fois par mois.
Mes goûts évoluaient et il n’essayait jamais de m’influencer.
Je suis retournée lui rendre visite lorsque j’ai décidé de quitter la Belgique.
– Tu t’en vas?
– Oui, en Suisse.
– J’ai l’impression que tu ne reviendras pas de sitôt.
– Je ne sais pas du tout… je ne sais pas vraiment ce qui m’attend.
– Tu vas me manquer.
– Vous aussi… je voulais vous remercier. Vous m’avez apporté beaucoup.
– Et bien toi aussi!
– Moi?
– Oui, toi! C’est comme ça! Tu verras, tu auras sûrement une vie passionnante.
Nous nous sommes dit au-revoir et je suis repartie avec mon dernier carton.
Je ne l’ai plus jamais revu.
Lorsque je suis revenue, vingt ans plus tard, la boutique n’existait plus.
Mais, dans mon souvenir, elle est restée comme étant l’antre du Père Noël…
Martine Bernier