En 2006, pour les besoins d’un livre sur le Château d’Aigle qui n’a pas vu le jour, j’ai effectué l’une des interviews les plus émouvantes de ma carrière.
Celle de Pierre Champion, dernier geôlier aiglon.
Un homme remarquable d’humanité
C’est la première fois que je livre ce texte…
Dire de Pierre Champion qu’il fut le d.ernier geôlier aiglon n’est pas entièrement exact.
Après qu’il ait quitté son poste, deux ans avant la fermeture officielle des prisons du château, deux autres personnes lui ont succédé, sur des laps de temps très courts.
Rien, dans l’existence de celui que chacun surnomme « Pierrot », ne le prédestinait à devenir gardien de prison.
Bien au contraire.
Sportif d’élite, il devient, en 1947, 48 et 51, champion suisse de cyclocross, après avoir été champion vaudois.
Son fils, Roland, deviendra d’ailleurs, par la suite, champion du monde de descente, en VTT.
Comme quoi, la famille portait un nom prédestiné…
Sa carrière sportive terminée, Pierrot reste un sportif accompli.
Tout en travaillant au Service des Eaux du canton de Vaud, il continue à s’entraîner.
Mais une maladie qu’aucun médecin n’arrive à définir le terrasse.
Fortes fièvre, faiblesse extrême: il dépérit.
Des mois de convalescence ne suffisent pas à lui rendre la santé.
Tant et si bien qu’il finit par se résoudre à chercher un travail moins pénible que le sien.
En lisant dans le journal que le poste de geôlier du château d’Aigle est à repourvoir, il se présente et est accepté.
Son destin est scellé à celui de la forteresse, pour treize ans.
« C’était en 1956, raconte-t-il. Je devais remplacer M. Porchet, caporal de gendarmerie à la retraite. Il a été formidable avec moi. Il m’a expliqué le travail, puis est venu me voir de temps en temps pour me donner des conseils et prendre de mes nouvelles. »
Dans la prison, Pierre Champion accueille des cas de préventive.
Leur nombre va de deux à trente personnes.
Trente?!
« Quand la prison était surchargée de la sorte, c’était parce que l’on me confiait des militaires. Ils se retrouvaient en arrêt pendant un cours de répétition. La prison était un lieu de rassemblement des militaires du train. Ils s’occupaient des chevaux qui tiraient des fourgonnettes. Ils profitaient de l’écurie des lieux. La plupart étaient valaisans. Quand ils arrivaient, il y avait davantage de bouteilles que de pain dans leurs sacs! Un jour, les gendarmes m’en ont amené un, en arrêt pour trois jours. Au moment de signer le dépôt de ses affaires personnelles, il n’arrivait pas à tenir le stylo tellement il tremblait. Il m’a expliqué qu’il avait soif. J’ai appelé le médecin qui l’a ausculté et questionné. Il a appris que cet homme buvait 6 ou 7 litres de vin par jour! Le docteur, en partant, m’a dit qu’il faudrait que je lui trouve un litre. Je lui ai donné de la bonne piquette que je faisais moi-même. Quand je suis revenu dans sa cellule avec la bouteille, j’ai cru qu’il allait m’embrasser! Je la lui ai tendue, et il l’a bue d’une seule traite, au goulot. Il s’est tout de suite senti mieux! »
Une autre fois, tandis que les militaires de plusieurs cantons sont en manœuvres dans la région, mobilisés pour une « petite guerre », la prison se remplit à vue d’œil.
Modérément passionnés par les activités qui leur sont proposées, beaucoup d’entre eux préfèrent faire la sieste sous un sapin plutôt que de monter au front.
Ce qui oblige la police militaire à sévir.
Un soir, vers 23 heures, on sonne au château.
Pierre va ouvrir et se retrouve devant des gendarmes qui lui amènent dix nouveaux candidats à la sieste.
Tant bien que mal, dans une prison déjà bien fréquentée, le geôlier arrive à les caser.
Mais les gendarmes lui précisent que le commandant exige que chaque prisonnier se trouve seul en cellule.
Pierrot éclate de rire et leur explique que cette exigence est impossible à satisfaire.
Fatigués, les gendarmes n’insistent pas et partagent le repas qui leur est proposé.
Le lendemain, la vie du château s’organise.
Il a beau faire, le gardien ne peut pas assumer seul toutes les tâches qui lui sont assignées.
Il a, sous sa responsabilité, une trentaine de personnes à surveiller.
Nourrir autant de monde, cela demande du travail!
Il demande donc aux militaires de l’accompagner au jardin pour cueillir les pommes de terre et les légumes pour le dîner.
Manque de chance, c’est l’instant que choisi un gradé pour faire sa tournée d’inspection au château.
L’épouse de Pierre l’envoie au jardin où il découvre ses hommes en pleine activité de jardinage.
Discussions, explications, réprimande…
L’homme doit se rendre à l’évidence: toutes les cellules du château sont archi-combles.
Difficile dans ce cas de faire la fine bouche.
Trois jours après cependant, les militaires sont emmenés vers une autre destination.
Les soldats ne sont pas les seuls clients de ce que tout le monde appelle désormais en riant la « Pension Bon Accueil ».
Elle reçoit également des citoyens aux arrêts pour alcool au volant, vol, braconnage ou bagarres.
Ici, les peines sont légères, à l’exception d’un cas particulier: celui d’un italien.
Employé dans un hôtel avec son épouse, l’homme entretient, avec cette dernière, une relation orageuse.
Sa femme a la désagréable habitude de cacher l’argent du couple dans ses sous-vêtements afin que son mari ne le dilapide pas.
Un jour, pris de colère, celui-ci prend un couteau et tue sa femme.
« En prison, il était terriblement malheureux, se souvient Pierre Champion, qui en a eu la charge. La nuit, il faisait des cauchemars terribles. Chaque prisonnier disposait d’une sonnette en cellule. Il m’appelait toutes les nuits. Quand j’arrivais, il me prenait les mains et pleurait. »
Toute les personnes passées par le château le savent: Pierre Champion est un homme bon.
Profondément sensible et pétri de gentillesse, il fait de son mieux pour adoucir le sort de ses pensionnaires.
Dans sa tâche, il est aidé par Nax, son fidèle berger allemand.
Eduqué par un maître-chien, il sait comment s’y prendre pour tenir en respect un prisonnier mal luné.
« Heureusement, estime son maître, des années plus tard. J’ai eu deux ou trois petits accrochages, durant mes treize ans au château. J’étais trop confiant. Les activités que j’avais menées avant d’être geôlier ne m’avaient pas formé à me méfier… »
Malgré ce manque de disposition, le geôlier assumera sa tâche avec soin.
N’ayant à déplorer que deux petites évasions, toutes deux terminées par le retour au bercail des prisonniers.
Deux choses gênent Pierrot, dans son quotidien de gardien: le trousseau de grosses clés qu’il est obligé d’utiliser pour boucler ses pensionnaires, et les empreintes qu’il doit leur prendre à l’arrivée.
Le bruit de la clé dans la serrure, il ne le supporte que difficilement.
Quand à la prise d’empreintes, il la trouve dégradante.
Au château, il partage jour et nuit le quotidien de ses prisonniers.
Avec sa famille, le geôlier est logé au château, dans un appartement, avouons-le assez misérable.
Ses enfants vivent la situation avec philosophie, même s’ils restent constamment attentifs aux réactions des prisonniers.
Beaucoup d’entre eux ont gravé leur souvenir dans la mémoire de Pierre.
Il en est ainsi pour un professeur travaillant dans une école internationale de Leysin.
Cet homme fin et cultivé s’était laissé séduire par les sirènes de la « Grande Vie ».
Bons restaurants, hôtels de luxe, vacances de rêve… il avait, pour financé son train de vie, commis quelques indélicatesses.
La sanction n’avait pas tardé: un petit séjour au château lui est imposé.
Le geôlier entretient aussitôt une relation agréable avec le nouveau venu qu’il trouve charmant.
Mais ce dernier trouve le temps long… et Pierre ne sait comment le distraire.
Les militaires lui ayant légué des sacs entiers de pain, il décide de le faire sécher pour l’offrir à ses moutons.
Il propose donc à son pensionnaire de couper le pain en morceau au galetas afin qu’il sèche facilement.
Le professeur ne se fait pas prier.
Lorsque Pierre lui rend visite au grenier, il découvre que l’homme a soigneusement coupé les pains en tranches… et qu’il a reconstitué les pains.
Amusé, le geôlier doit lui expliquer qu’il a trop bien effectué son travail. Mais qu’ainsi, les tranches moisiront bon train!
Autre personnage, autres souvenirs…
A Aigle vivait un vieil homme surnommé « L’Ourson ».
Incapable de subvenir à ses besoins, il était à la charge de la Commune qui lui payait le gîte et le couvert.
Mais, avec l’âge, l’Ourson devenait de plus en plus acariâtre.
Tant et si bien qu’en désespoir de cause, les autorités municipales prennent la décision de le faire interner quelques temps au château, histoire de le calmer.
Pierre Champion décide de lui octroyer la chambrette qui voisine avec le bureau.
En regardant par la fenêtre, il constate qu’environ septante centimètres séparent la chambre du chemin de ronde.
Mais là où un homme jeune et en bonne santé filerait facilement, il est peu probable qu’un homme âgé, malade et utilisant une canne pour se déplacer puisse jouer les filles de l’air.
L’Ourson emménage donc dans ses nouveaux quartiers, au-dessus de l’appartement du geôlier.
Dès le premier jour, il faut se rendre à l’évidence: l’homme a un caractère infernal.
Tous les matins, dès l’aurore, il frappe le sol de sa canne et psalmodiant: « Monsieur le geôlier, c’est l’heure. Je veux déjeuner! ».
Exaspéré, Pierre lui apporte son repas, y ajoutant du chocolat que, selon l’humeur, l’Ourson mange ou jette par la fenêtre.
« Un jour, raconte l’ancien geôlier, je l’ai retrouvé dans la cour. Il avait sauté! Mais il a dû rester accroché quelque part car une partie de son pantalon avait été arrachée. On lui voyait tout le postérieur. Cette fois, j’en ai eu assez. J’ai pris un tabouret, je l’ai mis au milieu de la cour et je lui ai dis de s’asseoir dessus. Je l’ai laissé là, sous la surveillance de Nax, et je suis descendu faire les commissions et voir avec les autorités ce qu’il fallait faire. Deux heures après, ni le chien, ni lui n’avaient bougé une oreille! »
En revanche, les autorités, elles, ont tranché: L’Ourson peut partir.
Pierre a à peine entrouvert la porte du château que son invité imposé s’y glisse et file en l’injuriant copieusement.
Mal lui en a pris: il sera victime de son mauvais caractère. Une fois dehors, comme il recommence à mener la vie impossible aux habitants, le vieil homme est envoyé à Morges.
Mais là, le jour même de son arrivée, il sera renversé par une voiture…
A Aigle où beaucoup d’habitants ont de la considération pour le geôlier, il est difficile à celui-ci de faire comprendre à certains que tout n’est pas permis.
Un agriculteur ayant jeté son dévolu sur lui, Pierre a bien du mal à lui expliquer que l’amitié a ses limites.
Un vendredi soir, l’homme vient frapper à la porte du château, traînant derrière lui son « domestique ».
Devant Pierre ahuri, il explique que ce bon à rien lui a emprunté sa voiture et qu’il lui est impossible de laisser passer un tel crime.
Raison pour laquelle il lui amène ledit valet de ferme afin qu’il passe le week-end au château.
Il reviendra le prendre lundi, pour le remettre au travail. Pierre a beau être bon, son sang ne fait qu’un tour.
Comment!?
Son interlocuteur veut se débarrasser de son ouvrier après l’avoir fait trimer toute la semaine?!
Sans ménagements, il lui explique que le simple quidam n’a pas à dicter sa propre loi et que la prison n’est pas à disposition.
Après quoi il le prie d’aller voir ailleurs.
Irritants, amusants ou émouvants, les souvenirs de Pierre ne manquent pas.
Il en est un qui marquera un tournant dans sa vie. Les larmes aux yeux, il se souvient d’un jeune homme de Bex, encore mineur, qui lui fut un jour amené par les gendarmes.
« Il avait le même âge que mon fils. Il avait eu des ennuis là où il avait été placé, et le juge des mineurs me le confiait en attendant de l’envoyer dans un hôpital psychiatrique pour lui examens. Il est resté environ un mois. C’était un garçon qui avait besoin et envie de bouger. Comme il nous fallait du bois pour la cuisine, je lui ai demandé s’il voulait m’aider. Il était tout content de faire quelque chose. Je l’utilisais donc pour des coups de main au jardin, etc. Il était un peu comme mon fils. Un jour, les gendarmes l’ont pris. Il m’a téléphoné en pleine nuit pour me dire qu’il s’était échappé et que je devais venir le chercher. Il était à la gare de Puidoux. Je lui ai dit que je ne pouvais pas faire cela. Il a insisté en me disant que si je prévenais les gendarmes, il se jetterait sous le train. J’ai pris ma moto et je suis allé le chercher. J’ai eu un blâme. Ils ne me l’ont pas laissé. Ils l’ont repris et l’ont emmené. »
Cet épisode marquera la fin du service de Pierre Champion à la prison d’Aigle. Convoqué à Lausanne au Département, il essuie des reproches qu’il estime immérités.
Ses supérieurs ajoutent qu’il ne doit plus laisser les prisonniers porter eux-mêmes le bois destiné à chauffer leurs cellules.
Cette tâche lui sera désormais assignée.
Cette fois c’en est trop pour Pierrot.
Il explique que, puisqu’il en est ainsi, il préfère donner sa démission.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Il quitte le château en 1969.
Mais le fait de ne pas avoir été compris dans son geste lui laisse des séquelles.
Pierre traverse une période de dépression avant de retrouver du travail à Genève.
Avant de partir, il estime de son devoir de dire à qui de droit ce qu’il pense des conditions de vie des prisonniers.
Lors d’une discussion avec le chef du Service de Police du canton, il apprend que les autorités sont en pourparlers pour acheter des baraques de chantier en Allemagne, pour y loger les détenus.
« Je lui ai dit que je ne comprenais pas que l’on mette des gens dans des cellules où ils doivent faire leurs besoins dans un seau qui n’est changé qu’une fois par jour. J’ai relevé que l’on n’y mettrait pas des cochons! Même nos animaux sont mieux traités. Mon interlocuteur m’a dit que, pour le moment, c’était comme ça. J’ai continué à expliquer que cela ne me paraissait pas adéquat de laisser des personnes dans cet état. Qu’il fallait réfléchir à la question. »
Aujourd’hui, Pierrot se souvient de ces années avec émotion. Son travail n’a pas toujours été facile, mais il lui a permis d’apprendre beaucoup sur la nature humaine.
Etait-il trop sensible pour être geôlier, lui qui apportait les journaux et faisait la causette aux prisonniers?
Toujours est-il que ceux qui ont été placés sous sa garde lui ont été reconnaissants de les avoir respectés.
Martine Bernier