Lorsque j’étais gamine, pendant des années, j’ai très souvent joué au même Jeu.
Un jeu qui intriguait, puis qui a énormément inquiété mes parents, je crois.
Mais à l’époque, je l’ignorais.
Il durait des heures, et se déroulait toujours selon une histoire très scénarisée, que je peaufinais au fil du temps.
Il était interdit de rentrer dans ma chambre lorsque j’y jouais.
Parce que cela m’aurait empêchée de me concentrer et parce que… l’ouverture de la porte aurait détruit le Jeu.
Si je me souviens avec précision de ce que je faisais, c’est parce que, justement, ce jeu mystérieux a été rejoué des centaines de fois et qu’il a déclenché un véritable séisme parental dont ma mère m ‘a plusieurs fois reparlé par la suite.
Je devais avoir 5 ou 6 ans lorsque, pour la seule et unique fois, j’ai accepté que quelqu’un assiste au Jeu.
Intrigué par ce que mes frères lui avaient dit à ce propos, et qu’ils avaient pu capter par le trou de la serrure, mon père m’a emboîté le pas lorsque j’ai annoncé : « Je vais jouer à mon Jeu. »
Arrivée devant la porte de ma chambre, j’allais la refermer lorsqu’il m’a demandé s’il pouvait entrer et jouer avec moi.
J’ai hésité:
– Tu peux entrer, mais tu ne peux pas jouer. Ce n’est pas un jeu pour les autres.
Il m’a promis qu’il resterait dans un coin, tranquille et qu’il ne me dérangerait pas.
J’ai donc accepté sa présence.
Une fois dans la chambre, j’ai mis en place le rituel qui m’était familier.
J’ai pris un baril de lessive vide que j’avais redécoré , et je l’ai posé à côté de mon lit, sur lequel s’était assis mon père.
Puis j’ai pris une pelote de laine, et j’ai commencé à « créer le monde ».
Je nouais la laine à la poignée de la porte, puis à la clé de l’armoire à vêtements, aux étagères en métal, à de multiples points de la chambre, jusqu’à créer une immense toile d’araignée.
Je m’asseyais ensuite près de la boîte et j’en sortais les objets essentiels.
Le personnage principal du Jeu était la plus petite et l’une des plus laides de mes poupées.
Elle ne faisait pas plus de 15 cm de haut, ressemblait vaguement à Mowgli, avait les cheveux dans tous les sens et ne portait qu’un pagne blanc, informe.
Puis je prenais Bobby, mon vieux chien en peluche, dix fois plus grand que la poupée, gris et pelé d’avoir été trop aimé.
Enfin, il y avait le petit radeau, que j’avais fabriqué avec des morceaux de bois, des chutes de tissu, de la ficelle et les « provisions », sorties d’un magasin de poupées.
Avec tout cela, l’histoire pouvait commencer.
La poupée sans nom s’embarquait sur le dos de Bobby, puis prenait le radeau pour traverser la mer avec ses bagages, et commençait une aventure folle au cours de laquelle elle rencontrait des personnages compliqués et des situations périlleuses.
Un scénario mêlant Dickens et Indiana Jones.
Très intrigué par ce que je faisais, mon père m’a interrogée:
– Mais pourquoi la poupée part-elle de sa maison? Elle n’est pas un peu petite pour ça?
– Elle part parce qu’elle est toute seule.
– Mais… où sont ses parents?
– Son papa est mort.
– Et sa maman?
– Je ne sais pas. En tout cas elle n’est plus là.
– Mais.. elle a une famille?
– Il n’y a pas de place pour elle. Alors elle doit se débrouiller.
Le jeu avançait, mon héroïne assexuée devait trouver son chemin à travers l’enchevêtrement de laine.
– Et la laine, qu’est-ce que c’est?
– La jungle.
– Mais il lui arrive des choses terribles, à ta poupée!
– Oui, mais elle est courageuse. Et puis il y a Bobby.
Je créais des situations difficiles et cherchais des solution à travers la poupée pour qu’elle puisse survivre à tout.
Dès qu’elle se sentait trop fragile, elle courait se réfugier chez Bobby.
Mon père m’a regardée pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que je commence à démonter le Jeu et à le ranger dans la boîte.
Il m’a encore demandé:
– Ta poupée, elle a un nom?
– Non.
Ma mère m’a raconté bien plus tard que le Jeu avait interpellé mon père.
Il m’en a reparlé plusieurs fois.
Je lui répondais sans trop comprendre.
Pour moi, le Jeu n’était qu’un jeu.
Lorsqu’il est mort, j’ai arrêté de jouer, que ce soit au Jeu ou à autre chose d’ailleurs.
Ma mère m’a un jour demandé à quoi je pensais quand je jouais à ce Jeu qui lui faisait si peur.
Je n’ai pas pu lui répondre.
Je jouais, je ne pensais pas…
A peine onze ou douze ans après que mon père se soit installé sur mon lit pour me regarder jouer, l’histoire de la poupée est devenue la mienne.
Mon père était mort peu de temps après, ma mère était devenue une autre personne.
Il fallait que je parte, mais sans Bobby.
Une coïncidence, sans doute.
Martine Bernier
6 réflexions sur “Le Jeu”
A ajouter à la liste ‘ émotions’ . Ce qui est troublant aussi ,c’est que tu partage ça sur internet ,la toile, spider’s web en anglais.
http://www.youtube.com/watch?v=tK2z1G20_9U
Traduction et explication de la chanson Spider’s Web :
Katie Melua | Toile d’araignée
« Si un homme noir est raciste, c’est convenable ?
Quand c’est le racisme de l’homme blanc qui l’a rendu raciste
Parce que celui qui persécute est la victime disent-ils
Dans un sens, ils sont tous pareils
Parce que la ligne entre le bien et le mal
N’est pas plus épaisse que le fil d’une toile d’araignée
Les touches du piano sont noires et blanches
Mais elles sonnent comme des millions de couleurs dans notre esprit
Je pourrais te dire d’aller faire la guerre
Ou je pourrais manifester pour la paix et pour l’arret des combats
Comment pourrais-je savoir quel est le bon parti ?
Et j’espère qu’il le sait lorsqu’il t’envoie te battre.
Parce que la ligne entre le bien et le mal
N’est pas plus épaisse que le fil d’une toile d’araignée
Les touches du piano sont noires et blanches
Mais elles sonnent comme des millions de couleurs dans notre esprit
Devrions nous agir suite í un blame ?
Ou donner la chasse í ces moments ?
Devrions-nous vivre ?
Devrions-nous donner ?
Souvenez vous pour toujours des armes et des plumes
Parce que la ligne entre le bien et le mal
N’est pas plus épaisse que le fil d’une toile d’araignée
Les touches du piano sont noires et blanches
Mais elles sonnent comme des millions de couleurs dans notre esprit
Les touches du piano sont noires et blanches
Mais elles sonnent comme des millions de couleurs dans notre esprit
Mais elles sonnent comme des millions de couleurs dans notre esprit
katie melua
Merci pour ce superbe texte, Dominique…
J’hésite longtemps avant de partager ces textes.
Si je le fais, c’est parce que, si j’en crois les réactions que je reçois après leurs publications, mon histoire ne concerne pas que moi.
Elle interpelle plus ou moins chacun d’entre nous, parce que, comme je le disais à une amie ce matin, je crois que nous avons tous en nous un enfant blessé, les douleurs non guéries, les chagrins sans nom, qui n’ont été ni guéris ni consolés.
Certains ont été plus épargnés que d’autres.
Mais à ceux qui ne l’ont pas été et qui ont des tristesses venues de Dieu sait où, y compris en étant dans l’âge adulte, je dis, avec mes mots, que même en ayant connu le pire, il y a moyen de remonter et de se redessiner un monde…
Il y a aussi ces mots dans le texte , « ..Souvenez vous pour toujours des armes et des plumes.. » , Bruno était soldat et tu manies la plume .
Je retiens aussi que c’est un bonne chose d’oser écrire sur soi-même , c’est une bonne thérapie .
Il a manié les armes et est sensible à la plume 🙂
Oser écrire sur soi-même est difficile, c’est un exercice que je me permets depuis peu. Et quand je vois les réactions qui en découlent et ce qu’elles m’apportent, je pense que, oui, c’est une thérapie comme une autre, que je conseille!
Rien n’est plus sérieux que le Jeu. Tu as été une enfant « accompagnée » par des forces que les adultes ne peuvent plus comprendre. Quelle richesse!
Je le pense aussi… et cet « accompagnement » incompréhensible n’a jamais pris fin…