Madame la Prof de diction

Très tôt, j’ai caressé le projet de quitter mon pays d’origine pour poursuivre ma vie ailleurs.
C’était un projet secret, dont je ne parlais à personne, même pas à mon chien.
En revanche, j’y réfléchissais énormément.
Je ne savais pas encore comment faire, mais je savais que je partirais.
À 12 -13 ans, je n’avais aucune possibilité d’action, mais je pouvais me préparer.
Je m’étais dit que je voulais passer inaperçue, où que j’aille.
Pour cela, il fallait, à mes yeux ne pas être détectable par un quelconque accent.
Il fallait donc que j’apprenne à parler « universel ».

À l’école, une dame d’un âge respectable officiait, pour celles qui le désiraient, comme professeur de diction, en dehors du programme officiel.
Il s’agissait de cours privé que suivaient quelques filles, poussées par leurs familles.
La plupart s’y rendaient en traînant les pieds.
J’y serais bien allée en courant… si j’avais eu les moyens de me les offrir.
J’en ai parlé à ma professeure de Français qui la connaissait et qui m’a dit d’aller  rendre visite à la « prof de diction » pour lui en parler: après tout, qui ne risque rien n’a rien! 
Un jour, à la fin de son cours, prenant mon courage à deux mains, j’ai été frapper à la porte de la classe de cette dame que je n’avais encore jamais vue de près.
C’était une dame qui devait avoir passé la soixantaine.
Les rides de son visage étaient parsemées de poudre de riz.
Elle portait des bijoux lourds et voyants, comme c’était souvent le cas pour les femmes de cette époque.
Elle avait surtout deux particularités: elle avait un regard d’une bonté pure, et s’exprimait sans le moindre accent.

Elle m’a reçue avec bienveillance et m’a demandé ce que je voulais.
Je lui ai expliqué que je voulais apprendre à parler sans accent et sans belgicismes, et j’aurais voulu savoir si elle pourrait me conseiller un livre qui pourrait m’aider.
Elle a hoché la tête:
– Tu sais, en matière de diction, tout passe par l’oreille. Un livre te guidera, mais ne te corrigera pas. Tu devrais suivre mes cours.

Ce n’était pas dans mes moyens.
Je lui ai donc répondu que j’allais y réfléchir, je l’ai remerciée et allais quitter la classe quand elle m’a retenue:
– Je ne sais pas si je devrais te le dire, mais je cherchais justement une élève d’accord de m’aider à restranscrire à la machine les notes d’un petit livret que j’ai écrit. Est-ce que cela t’intéresserait? Ce serait donnant donnant: je t’apprendrais la diction et tu m’aiderais à avancer dans mon manuscrit.

Il fallait juste que j’obtienne la permission maternelle… ce que j’ai pu avoir grâce au petit mot que m’a confié ma nouvelle prof à son intention.
Dès ce jour, tous les lundis, je la rejoignais à midi et après les cours.
Entre l’heure du midi, elle dictait et je tapais à deux doigts sur le clavier de sa machine pas encore électrique.
La langue entre les dents, je veillais à ne pas faire de fautes de frappe.
Dès la sonnerie de la cloche marquant la fin de la journée, je galopais vers sa classe et elle m’apprenait à perdre mon accent, qu’elle trouvait léger, m’indiquait les belgicismes, les erreurs de constructions de phrases, etc.
Je notais tout et m’entraînais sans arrêt, dans ma chambre, dans la rue, partout.
Un jour, elle m’a demandé pourquoi je voulais apprendre à parler un français plus pur.
Je lui ai confié mon projet de quitter la Belgique dès ma majorité.
Je construisais mon projet doucement, pierre après pierre.
Elle a été la première à qui j’en ai parlé.

Lorsque, en 1978, j’ai pris un aller simple pour ailleurs, je suis allée dire au revoir à celles que j’aimais dans ce qui fut mon école.
Elle en faisait partie.
Elle m’a dit: « Alors ça y est, tu pars? »
– Oui, demain soir par le train de nuit.
– Je souhaite que tu sois heureuse… 

Je l’ai remerciée et je suis partie.

La semaine dernière, alors que je faisais une interview, mon interlocuteur m’a dit:
– Vous êtes Belge?
Il est très rare que l’on me pose la question. J’ai été étonnée:
– Tiens? Qu’est-ce qui m’a trahie? L’accent?
– Vous n’en avez pratiquement pas, mais j’ai fait un séjour en Belgique il n’y a pas longtemps! Je dirais plutôt une intonation… Mais je peux parler, avec mon gros accent vaudois!

Cela nous a amusés, nous en avons ri.
D’autant qu’il n’avait pas de « gros accent vaudois ».
Si c’était à refaire, je reprendrais ces cours de diction, passionnants.
Mais j’ai évolué…
Je sais aujourd’hui que les accents sont le sel de la langue.
Et que, plus que de la raillerie, ils suscitent entre les êtres curiosité et tendresse pour les régions d’origine.

Martine Bernier

 

 

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