Ma grand-mère maternelle aimait les animaux, mais le cachait bien.
Sa réputation de solide Reine Mère l’empêchait de faire preuve de trop de sentimentalisme.
Mais dès que nous avions le dos tourné, elle les cajolait, les couvrait de petits mots doux, ce qui m’amusait énormément.
Au rez-de- chaussée de sa maison que nous partagions avec elle, elle a eu pendant quelques années un chien et un chat.
Le chat, comme tous ceux qui l’avaient précédé dans la famille, s’appelait Marouffe.
C’était ainsi: un nom carrément dynastique qui se transmettait de génération en génération.
Le fox, lui, portait le nom de Bobby.
Alors que ma grand-mère était très stricte sur les bonnes manières des enfants de la maison, elle n’éduquait absolument pas ses animaux.
Ou alors, de loin en loin, à sa façon, en poussant un cri tonitruant lorsqu’ils avaient dépassé les bornes.
Marouffe menait sa vie de chat entre la maison, celle, voisine, de mon oncle, et la menuiserie de ce dernier.
En fait, il allait là où il recevait à manger.
Pour récompenser ses généreux donateurs, il avait la fâcheuse habitude de leur apporter des cadeaux.
Des pigeons agonisants, des moineaux torturés ou des souris sanguinolentes, au hasard de ses chasses.
C’était d’une cruauté normale pour un félin, insupportable pour l’enfant que j’étais.
Lorsqu’il demandait à sortir, avant de lui ouvrir la porte, je lui faisais la leçon:
– … et je te préviens: tu reviens les pattes vides!
Indépendant et câlin à ses heures, Marouffe était un magnifique chat noir qui, malgré son penchant pour la torture animale, était tout à fait fréquentable.
Bobby était très différent de son co-locataire.
Joyeux, affectueux, il aimait tout le monde, y compris le chat, et tout le monde l’aimait.
A ceci près que, comme ma grand-mère ne le sortait jamais vu qu’elle avait de la peine à se déplacer, il avait un sens de la propreté très personnel.
De manière très illogique, ma grand-mère et ma mère le poursuivaient en hurlant dès qu’il s’oubliait dans un coin.
Mais personne ne pensait à le sortir ailleurs que dans la minuscule cour pavée qui se trouvait derrière la maison.
Quand je le pouvais, et quand on m’autorisait à le faire, ce qui n’était pas gagné d’avance, j’allais le balader.
Il était fou de joie, avait horreur d’être tenu en laisse, rêvait de liberté.
Je le lâchais dans le terrain vague qui bordait le canal et il courait, reniflait tout ce qu’il trouvait, faisait tout ce qu’il pouvait pour oublier sa détention.
Je parlais souvent avec ma grand-mère de sa façon d’éduquer les animaux.
Nous n’avions pas le même point de vue et, à 80 ans, elle supportait difficilement la contradiction.
Jusqu’au jour où… l’abbé est venu lui rendre visite.
Il le faisait de temps en temps pour prendre des nouvelles de sa fidèle.
Il savait que personne ne réussissait mieux les gaufres au sucre qu’elle, et n’ignorait pas qu’elle avait une petite réserve de stout et de gueuze qu’elle partageait volontiers.
Ce jour-là, il pleuvait.
Le curé m’avait demandé d’avertir ma grand-mère de sa visite (il fallait lui laisser le temps de préparer la pâte à gaufres!).
Lorsqu’il a sonné, j’ai été lui ouvrir et je l’ai accompagné dans la cuisine grand-maternelle qui sentait bon les gaufres chaudes.
En voyant entrer le visiteur, Bobby lui a fait une fête extraordinaire.
L’abbé a rit, a posé sa mallette au pied d’une chaise, et a été saluer la maîtresse des lieux.
Pendant ce temps, en signe de bienvenue, Bobby a copieusement arrosé le cartable… sous les yeux consternés de chaque personne présente.
Dans les secondes qui ont suivi, on a gratté à la porte et j’ai ouvert à Marouffe, trempé.
Il est entré dans la cuisine, un oiseau entre les dents.
Il bougeait encore.
Le chat nous a fait une démonstration que n’auraient pas reniée les pires bourreaux de l’Inquisition.
L’abbé en avait vu d’autres, mais là, face aux deux événements, il est resté sans voix.
Rompant le silence qui a suivi et qui m’a paru interminable, ma grand-mère a émis un petit rire gêné:
– Ah la la, ils sont « jouettes »…. vous prendrez bien une petite gaufre?
Martine Bernier