J’avais 13 ou 14 ans lorsque, par l’intermédiaire des religieuses de mon école, le Club des Aînés de mon quartier est entré en contact avec moi.
Ses responsables cherchaient de jeunes bénévoles pour servir lors de leurs repas en commun.
La demande a été faite en classe… et n’a suscité qu’un intérêt très moyen.
Nous avons été trois à répondre à l’appel.
L’école a pris contact avec ma mère pour lui demander l’autorisation de me laisser faire ma nouvelle B.A. et je me suis présentée, le mercredi suivant, à la porte de la grande maison de paroisse, à deux pas de chez moi.
L’une de mes copines de classe avait renoncé à venir
Nous étions donc deux, pas très rassurées, à entendre un bourdonnement énorme venant de derrière la porte.
Une grande respiration et… nous sommes entrées.
Nous avons été accueillies avec enthousiasme par les responsables qui nous ont aussitôt expliqué ce que nous devions faire.
Il s’agissait de servir les plats et les assiettes à la centaine de personnes attablées, puis de débarrasser.
Le tout dans une ambiance joyeuse et bruyante.
Le curé, très amateur du boudin noir et de la tarte aux pommes indiqués au menu, s’est joint aux convives.
Il plaisantait, acceptait une bière et, dans la conversation, a expliqué aux personnes présentes que je jouais de la guitare.
Je ne sais d’ailleurs pas qui le leur avait dit… mais je soupçonnais l’une de mes professeurs.
J’étais d’un naturel plutôt timide.
Lorsque tout le monde a réclamé une chanson, j’ai expliqué que je ne pouvais pas chanter sans mon instrument.
J’habitais à deux pas mais j’ai improvisé un pieux mensonge , prétextant que j’avais oublié mes clés et que je ne pouvais entrer avant l’arrivée de ma mère absente… ce qui était totalement faux.
L’oeil pétillant, l’abbé a souri:
– Pas grave, je vais chercher la mienne!
En deux minutes, je me suis retrouvée avec sa guitare, devant un micro, face à un public attentif et bienveillant.
Comme beaucoup de guitaristes amateurs, je pouvais accompagner à peu près n’importe quelle chanson à la demande.
Je leur ai donc proposé de les accompagner dans les chansons qu’ils me demanderaient.
L’après-midi a passé en un éclair.
Nous avons chanté pendant des heures…
J’avais les doigts en sang.
Et mes nouveaux amis n’avaient qu’une question à la bouche: quand reviendras-tu?
J’ai donc pris l’habitude de revenir.
Je servais les repas, puis, quand on me le demandait, je prenais ma guitare.
Au bout de quelques années, sur leur demande motivée par l’Abbé, je leur ai chanté mes propres chansons.
Ils ont été mon premier public… chaleureux et tendre.
Peu à peu, mon engagement a pris de l’ampleur.
A la période de Noël, j’allais préparer les « paquets des isolés ».
Puis, par un froid piquant, je sillonnais les rues de ma commune de Bruxelles, chargée comme un mulet, et j’allais les distribuer.
D’autres fois, ma professeur préférée m’accompagnait en camionnette dans mes tournées.
Je rendais visite à chacun.
Je connaissais leur histoire, leur vie, leurs joies et leurs chagrins.
Ils me souhaitaient un « joyeux Noël » sans savoir que mon Noël serait sans doute aussi triste si pas plus que le leur.
J’ai continué à rendre service pendant deux ou trois ans, avant d’être emportée ailleurs par ma vie.
Je suis allée leur dire au-revoir un mercredi, leur expliquant que j’allais partir.
Beaucoup ont pleuré…
Ils m’ont demandé de reprendre ma guitare et de leur offrir une dernière après-midi de chansons.
En fin de journée, en posant mon instrument, je les ai remerciés pour tout ce qu’ils m’avaient appris et donné et j’ai été les embrasser les uns après les autres.
Puis j’ai été ranger ma guitare dans sa housse.
Et là, ils se sont tous levés et ont entonné « Ce n’est qu’un au-revoir ».
Nous savions tous que c’était un adieu… il y a eu beaucoup d’émotion et beaucoup de larmes pour ce dernier soir.
Depuis, j’ai toujours gardé une tendresse particulière pour les Aînés.
Martine Bernier