Brigitte

Lorsque j’étais encore à l’école, au cycle secondaire qui, en Belgique, était l’équivalent du lycée en France, j’ai eu pendant quelques années comme compagne de classe une fille qui s’appelait Brigitte.
Première de classe, elle était une véritable « Petite fille modèle » selon le point de vue de la comtesse de Ségur.
Dans l’uniforme de l’école, elle était toujours impeccable.
Ses vêtements n’étaient jamais froissés, ses cheveux parfaitement lissés, ses lunettes bien nettes…
Elle provenait d’une famille aisée dans laquelle elle était fille unique.
Elle ne fréquentait personne dans la classe, préférant passer ses récréations à revoir les cours qui nous attendaient à l’heure suivante.
Très réservée, elle avait constamment le sourire.
Un sourire étrange, figé, que démentait son regard dans lequel je n’ai jamais vu passer une lueur de joie.
Brigitte était première en math, en physique, en chimie, en géographie… bref en tout.
Enfin… en presque tout.
Parce qu’en français et eh histoire, par je ne sais quel miracle, c’est moi qui occupais le haut du classement.
Ce qui, clairement, l’horripilait.
À cette époque, nous changions de classe presque à chaque heure de cours.
J’imagine que cela n’a pas dû beaucoup changer.
Nous n’avions pas toujours les mêmes professeurs d’une année à l’autre.
Mais j’ai eu la chance d’avoir durant deux ou trois ans ce fameux professeur de français qui m’a beaucoup marquée, Mme Van Keerbergen.
Grande et maigre, elle avait la réputation d’être très dure et de manquer singulièrement d’humour.
Je pense plutôt qu’elle en avait… mais qu’il n’était pas celui d’une adolescente.
Elle était très exigeante, fustigeait certains de nos comportements avec une sévérité qui n’était pas injuste.
Sa voix était étrange, très sèche.
Je la respectais.
Dès que nous l’avons eue comme prof, nous avons très vite compris que, dans son cours, rien ne serait comme ailleurs.
Brigitte était adorée des enseignants qui encensaient sa constante dans l’excellence.
Les filles, elles, ne l’aimaient pas.
De mon côté… j’avais d’autres préoccupations.
Très vite, en classe de français, les premières notes sont tombées et j’ai réalisé que les miennes étaient les meilleures.
C’était inattendu.
Je ne faisais rien pour cela, me contentant d’aimer cette branche.
Brigitte, lorsqu’elle recevait ses copies et  réalisait qu’elle n’était « que » deuxième, pinçait les lèvres, réaffichait son sourire et expliquait qu’elle allait me détrôner.
Ce qui ne m’aurait d’ailleurs pas dérangé.
Elle discutait âprement ses résultats avec les profs en public lorsqu’elle s’estimait insuffisamment notée, revendiquait et grappillait parfois un demi-point de plus.
Je lui avais un jour demandé si elle avait peur de décevoir ses parents si ses notes baissaient.
Elle m’avait toisée en répondant qu’elle travaillait pour elle, pour être la meilleure, et uniquement pour cela.
C’était respectable.

Un jour, notre professeur nous a donné une dissertation dans laquelle elle nous demandait de nous investir personnellement.
Une réflexion sur je ne sais plus quel sujet philosophique.
J’adorais ce genre de travail.
Je passais des soirées, voire des nuits entières  à réfléchir et à écrire, recommençant jusqu’à ce que je sois satisfaite.
J’avais développé mon sujet et ce jour-là, par souci d’honnêteté, j’ai terminé mon texte par une phrase qui disait à peu près ceci: « Je n’ai peut-être pas raison. Mais ce que j’écris ici correspond à ce que je suis aujourd’hui. »

Je savais confusément que je ne penserais sans doute plus la même chose dix ou vingt ans plus tard.
Au prochain cours de français, le prof a ouvert son heure en lisant ma dissertation.
Cela pouvait dire qu’elle avait adoré… ou détesté.
Cette fois, elle avait aimé.
À la fin de sa lecture, elle avait les larmes aux yeux.
Elle… Madame Van Keerbergen…
Ça a été pour moi la plus belle des récompenses.
J’ai eu le maximum de la note, chose qui n’arrivait que très rarement, avec, en prime, les applaudissements des copines.
Comme j’étais déjà d’un naturel à ne pas aimer être mise en avant, j’étais mal à l’aise… mais heureuse de voir que mon travail avait été apprécié.
Brigitte l’était moins.
Je crois que sa note n’a pas dû lui plaire, car elle a immédiatement levé un doigt rageur pour attirer l’attention de notre prof.
Et là a eu lieu un dialogue qui m’a glacée.
– Oui, Mademoiselle?
– Madame, je ne comprends pas pourquoi je n’ai eu que 13 (ou 14, je ne sais plus). J’ai introduit des références et des citations dans mon texte! Et il faisait une page de plus que ce que vous aviez imposé.
– Si vous souhaitez que nous en parlions, je vous propose de venir me voir après le cours.
– Je ne peux pas, j’ai ma leçon de piano. Je préférerais maintenant.
Il y a eu un petit silence, et la voix coupante de notre enseignante a retenti:
– Soit. Mademoiselle, il serait temps que vous compreniez qu’il est à la portée de tous de se comporter comme un perroquet: ce n’est pas une preuve d’intelligence, mais un indice de bonne mémoire.  Il est plus estimable de faire preuve de réflexion personnelle et de créativité. Votre travail ne méritait pas plus. Autre chose?

Le dialogue était clos.
Ce jour-là, j’ai eu mal pour celle que je croyais parfaite.

Martine Bernier

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