La révolte du canard

Lorsque j’ai fait mes premiers pas dans le métier de journaliste, comme simple pigiste, j’avais parmi mes « chefs », un homme qui arrivait en fin de carrière.
Il était plutôt gentil et ne demandait qu’une chose: avoir la paix et en faire le moins possible.
Il avait également une habitude un peu particulière à mes yeux, qui le poussait à m’appeler « ma poule » lorsque nous avions une conversation téléphonique.
Le « ma poule » m’agaçait sans que j’ose en parler.
Après tout, j’avais moins de 25 ans, je débutais et je n’osais contrarier personne.
Mais le jour où il a commencé à m’appeler « canard », allez savoir pourquoi, je n’ai pas pu le supporter.
Trop d’affection pour les canards, sans doute.
J’ai donc pris le taureau par les cornes.

– Hum. Je dois t’avouer que je n’aime pas beaucoup les petits noms que tu me donnes…
– Allons, allons, c’est affectueux, canard!
– D’accord. Dans ce cas, tu comprendras que je réponde à ton affection de la même façon! Je vais te choisir un petit nom gentil, moi aussi.
– Ca, c’est adorable! Je suis impatient!

Un ou deux jours plus tard, alors que nous parlions d’un sujet sur lequel il voulait m’envoyer, il a terminé la conversation par un:
– Et bien bon courage, canard!
– Merci, gnou.
– GNOU?!

Sa réaction m’a énormément amusée… mais j’ai réussi à garder mon sérieux.
– Oui, gnou. C’est joli, non? Et très affectueux.
– Joli, un gnou? Oui, enfin… ils ne sont pas réputés pour leur intelligence!
– Les canards non plus, note. Quand aux poules…

Et la guéguerre a commencé.
A chaque fois qu’il me servait un canard, je dégainais mon gnou.
Jusqu’au jour où il a abdiqué:
– Bon. On va arrêter avec nos surnoms. Ton gnou, je ne m’y fais pas.
– Ca tombe bien, je me lassais presque du canard…

Nous avons donc utilisé nos prénoms dès ce jour et jusqu’à son départ, sans que personne ne puisse soupçonner que nous avions eu un conflit animalier!

Martine Bernier