Lorsque mon père rentrait le soir, il était fatigué.
Son travail d’électronicien était stressant, il avait besoin de se détendre.
Pour cela, après avoir embrassé chaque membre de sa famille, y compris sa belle-mère, à l’étage du dessous, et le chat qui attendait son retour sur le radiateur du couloir, il s’installait dans son fauteuil, allumait sa pipe, et lisait le journal ou quelques pages d’un livre pendant que ma mère préparait le repas du soir.
Rituellement, j’allais le voir et je lui demandais si je pouvais prendre « ma place ».
Il acceptait, et je grimpais me percher sur le dos du fauteuil, à moitié sur son épaule.
Puis je posais mon oreille sur sa tête, et je ne bougeais plus.
Tout se passait bien lorsque, un jour, ma mère est rentrée dans la pièce:
– J’aimerais quand même bien savoir pourquoi tu mets ton oreille sur la tête de ton père tous les soirs!
– J’écoute les mots.
Maman a secoué la tête d’un air navré et est retournée dans la cuisine.
Mon père, lui, sans me faire changer de position, m’a demandé.
– Comment cela, « tu écoutes les mots »?!
– Oui… les mots qu’il y a dans le livre.
– Et tu les entends?
– Non… tu veux bien lire avec ton doigt, pour me montrer où tu en es?
Il a commencé à suivre sa lecture du doigt.
Puis, comprenant que j’avais vraiment très envie d’apprendre à lire, il a pris l’habitude de lire tout haut, en continuant à suivre les mots du doigt.
Le journal, les livres pour enfants, les livres pour adultes, les prospectus, les étiquettes: il agissait de cette manière à chaque fois que j’étais à côté de lui.
J’avais le sentiment que ma vie ne commencerait réellement que lorsque j’aurais accès au monde des mots, qui m’ouvrirait des univers encore inaccessibles.
De temps en temps, je lui posais une question et il me répondait.
J’ai évidemment su lire bien avant l’âge.
Mais je continuais à me percher sur son fauteuil et à écouter sa tête.
– Tu sais lire, maintenant! Alors qu’est-ce que tu écoutes?
– Tes pensées.
Il a éclaté de rire.
Quand ma mère disait que j’étais insupportable, je pense qu’elle devait être en dessous de la vérité.
Martine Bernier