Le sombrero

J’avais 14 ou 15 ans lorsque mon ami Christian est entré dans ma vie.
Il avait  deux ou trois ans de plus que moi, cultivait un look à la Gainsbourg, avait une dent de devant légèrement cassée.
Il se trouvait laid, mais cela ne le contrariait pas vraiment.
Bien dans sa peau, il avait surtout un charme fou, une manière d’être très particulière.
Il donnait l’impression d’être un feu follet insaisissable, ne prenant rien au sérieux.
Il était en fait d’une gentillesse extrême, d’une grande sensibilité, ce qu’il cachait soigneusement derrière des attitudes « je m’enfoutiste » qui ne trompaient pas grand monde, et en tout cas pas ses amis.
Quand il voyait que je n’allais pas trop bien, il me donnait rendez-vous aux aurores, avant l’heure des cours, pour une partie de baby-foot endiablée dans un bistrot non loin du collège.
Personne ne savait que nous nous y retrouvions, en « potes », qu’il m’offrait un chocolat chaud avant de me massacrer sportivement, tout en me questionnant sur ce que je vivais au quotidien.
C’était mon ami, il me l’a prouvé souvent.
Très discret sur sa vie, Christian m’avait confié que ses parents avaient divorcé, ce qui, à l’époque, n’était pas courant.
Il vivait avec sa mère, à deux rues de chez moi.
Pour venir me voir, soit il devait faire un grand détour par les rues calmes, soit il prenait le trajet le plus court et passait devant une drôle de maison où deux dames en petites tenues étaient en vitrine et souriaient bizarrement aux  passants.
Il m’avait expliqué leur métier, et les saluait toujours joyeusement, en passant.

Il parlait rarement de son père.
Celui-ci organisait des voyages à travers le monde pour les nouveaux touristes.
Christian l’aimait bien, mais avouait qu’il avait un enthousiasme hypertrophié qui le mettait souvent mal à l’aise.
Souffrant du manque de son fils, il lui offrait des cadeaux d’un peu partout à travers le monde, cadeaux que son rejeton posait dans sa chambre.
Ils me fascinaient, mais ne semblaient pas vraiment plaire à Christian que je taxais d’ingrat.

Un jour, en fin de journée, nous étions tous les deux à la bibliothèque municipale, plongés dans des ouvrages nous permettant de préparer des travaux que nous devions rendre, chacun de notre côté.
La bibliothèque était un lieu calme que j’aimais beaucoup.
Nous travaillions lorsque nous avons entendu parler à l’entrée.
Deux secondes plus tard, je voyais arriver un monsieur bronzé portant un paquet volumineux.
Il s’est dirigé vers nous après avoir lancé un « Christian! » tonitruant, et il a fondu sur mon ami, l’étreignant sur son large poitrail.
Christian, lui, avait un petit sourire gêné.
Il a répondu à son étreinte en disant: « Bon, papa, ça va, doucement… il y a du monde! »
J’ai été présentée au Paternel voyageur qui m’a serrée dans ses bras à mon tour, avant de se retourner vers son fiston en lui tendant son paquet.
– Tiens, je t’ai apporté une babiole de mon dernier voyage! Je reviens du Mexique! Un pays magnifique! Vas-y, ouvre!

Avec une mine un peu contrite, le destinataire du cadeau a essayé de se défendre avec un léger « Ici? Tu crois vraiment? ».
Son père a insisté, et l’emballage du paquet est tombé.
Dans le carton se trouvait… un sombrero.
Le chapeau le plus grand que j’avais jamais vu, avec des pompons verts et rouges, des rubans et tout ce qu’il faut pour ne pas passer inaperçu.
Christian a  murmuré:
– Merci, papa…

Et ce dernier s’est exclamé!
– Mais… mets-le, voyons!!! Je veux voir s’il te va!

Mon ami m’a lancé un regard désespéré et, d’un geste lent, a posé le couvre-chef sur sa tête.
Il était beaucoup trop grand pour lui, et lui est tombé  sur le nez.
Il régnait un silence de mort dans la salle.
Les personnes présentes qui assistaient à la scène replongeaient poliment leur nez dans leurs livres en se mordillant les lèvres.
Le père de Christian, pas du tout contrarié, a eu cette phrase surréaliste:
– Ah oui, il est un peu grand. Mais c’est un chapeau formidable! Et puis ne t’en fais pas, tu n’as pas fini ta croissance: ta tête va pousser!

D’un geste lent, Christian a retiré le chapeau et m’a lancé un regard torve.
Et là, au milieu de cet endroit où le silence et la discrétion étaient de rigueur, nous sommes partis d’un fou rire absolument gigantesque dans lequel nous ont rejointes toutes les personnes présentes.
Sauf son père, perplexe.
De mémoire de bibliothèque, on n’avait jamais assisté à une pareille scène…

Martine Bernier

 

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