Ma grand-mère étant l’aînée de sa fratrie de 7 enfants, très régulièrement la plupart d’entre eux, accompagnés de leurs conjoints, se réunissaient autour d’elle, dans son salon, au premier étage de la maison familiale.
C’était rituel.
L’une de mes grandes-tantes se dirigeait vers la cuisine en annonçant: « Je vais nous préparer une petite jatte de café! »
Une autre sortait un gâteau au riz, une troisième allait chercher les assiettes, les tasses et les petites cuillères.
Le tout dans un joyeux brouhaha parsemé de rires, d’exclamations, et de remarques sur le temps.
Je les aimais beaucoup et les regardais vivre avec fascination.
Certains avaient fait de « beaux mariages ».
L’oncle Eugène, un petit monsieur mince et nerveux, assez drôle, avait épousé tante Yvonne que j’ai toujours vue habillée d’un manteau de fourrure.
Elle était ronde, douce, avait de petites lunettes cerclées d’or.
Ses joues étaient rosées par la poudre de riz qu’elle mettait en abondance et qui s’incrustait dans ses rides, profondes.
Ceux qui m’amusaient le plus étaient Tante Andrée et son mari, oncle Maurice.
Ils se taquinaient sans arrêt, riaient souvent, s’aimaient beaucoup.
Au milieu de ce cocon douillet, ma mère se sentait comme un poisson dans l’eau.
Elle me faisait penser à un personnage sorti des romans de la Comtesse de Ségur: une petite fille modèle sur le retour…
A chaque fois que je faisais quelque chose de bien à l’école ou ailleurs, ma grand-mère proclamait, l’air de ne pas y toucher:
« A propos… Martine a encore eu 20 en français… »
Les réactions ne tardaient pas:
– Nous en ferons un professeur de lettres!
– Non, non, elle sera écrivain…
– Louis, ne rêve pas: ça ne nourrit pas son homme!
– De toute façon elle n’aura pas besoin de travailler: elle se mariera!
Tout le monde hochait la tête, et mon oncle Maurice mettait fin à ces parlottes, comme il disait, en me disant:
– Viens là: tu as mérité un canard!
Le canard étant un sucre trempé dans son café, que je faisais semblant de déguster avec délectation.
Je n’étais déjà pas très friande de café… mais je ne le leur aurais dit sous aucun prétexte, le canard représentant la récompense suprême.
En grandissant, je me sentais moins à l’aise au-milieu de ma vieille famille bourgeoise et très catholique.
Les conversations tournaient un peu en rond, mon père n’était plus là pour me proposer de l’accompagner pour faire une course lorsqu’il sentait que je ne tenais plus en place.
A 12 ou 13 ans, on n’a plus trop envie de passer ses week-end en compagnie de personnes dont la plus jeune frisait les 80 ans.
Un samedi, ma grand-mère m’a appelée alors que tout le monde était arrivé.
– Martiiiiiiiine! Viens dire bonjour!!
Je suis descendue, ai embrassé les uns et les autres, et me suis assise sur l’accoudoir du fauteuil de ma grand-mère.
C’était la fin de l’année scolaire.
Elle a pris la parole:
– Tiens, je ne vous ai pas dit: malgré tous les problèmes qu’elle a eus cette année (j’avais été hospitalisée pour une mauvaise appendicite, puis j’avais trouvé le moyen de me retrouver longuement dans le plâtre), la petite a réussi son année scolaire! Sa maîtresse nous avait pourtant dit qu’elle risquait de devoir refaire l’année, mais sa moyenne de français l’a sauvée!
Exclamations d’usage de la part de la famille enthousiaste, et très gentille de l’être.
Oncle Maurice m’a dit:
– Viens voir ici, toi!
J’y suis allée en traînant un peu les pieds.
Il sentait bon le tabac à pipe… ce tabac qui a été la cause de la maladie qui l’a emporté, d’ailleurs.
L’oeil rieur, il m’a tendu un sucre:
– Tiens, tu as droit à ton canard.
Puis, tout bas, devant ma mine un peu pitoyable, il a murmuré:
– Je sais bien que les canards, tu n’en as rien à faire! Pourtant, tu devrais apprendre à soulever les tasses!
Soulever les tasses???
Tiens, une nouveauté dans la tradition?
J’ai soulevé la tasse, encouragée par ses petites grimaces incitatrices.
Dessous se trouvait un petit billet plié en huit.
Il a continué à murmurer:
– Les canards, ça va un moment…
Martine Bernier
2 réflexions sur “Le canard”
Comme c’est amusant de voir revivre nos aïeux, bien que mon Grand Père l’oncle Arsène ne participait pas aux réunions puisqu’il était déjà mort en 1945. Mais le même climat régnait chez nous.
Oncle Eugène venait chez ma grand-mère tous les mois qui sortait pour l’occasion sa plus belle vaisselle, faisait acheter des petits gâteaux.
J’avais horreur des réunions de famille, malgré que j’aimais bien ces tontons, tantes, lointains cousins.
Merci pour ces beaux souvenirs.
Oui, c’était une belle équipe! Et c’est avec le temps que nous apprenons finalement à apprécier ces moments passés… Et pour moi, il est amusant de voir que toi, mon cousin, comment sans doute tous nos autres cousins de cette branches, inconnus ou méconnus de nous, ont peut-être vécu la même chose! 🙂