La « sortie » insolite

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Ma grand-mère maternelle, qui occupait le rez-de-chaussée de la maison familiale, possédait une forte personnalité.
Mais elle souffrait d’un problème aux jambes qui l’empêchait de se déplacer ailleurs que dans son appartement.
Femme au caractère bien trempé, elle avait quelques  péchés mignons, dont un qui la ravissait: un penchant prononcé pour l’opérette.
Elle les connaissait toutes, n’en manquait aucune lorsqu’elles passaient à la télévision, vouait une tendresse particulière à Luis Mariano et à tous ceux qui la distrayaient en chantant.
Nous étions quotidiennement avec elle, mais sa difficulté à se déplacer limitait nos activités communes.
Un jour où mon père et moi étions auprès d’elle, alors que je devais avoir 7 ou 8 ans, elle a soupiré:
– J’aurais bien aimé emmener ma petite-fille écouter une opérette. C’est dommage.
Mon père n’a pas relevé.
Mais la phrase n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd…
Sa belle-mère l’adorait et il le lui rendait  bien.
Je pense qu’il savait qu’elle souffrait de ne pas pouvoir vivre de moments privilégiés avec ses petits-enfants, en dehors de ceux que nous partagions à la maison.

Un samedi, il est venu me voir en affichant une mine de conspirateur.
– Habille-toi bien: ce soir, ta grand-mère t’emmène au spectacle!
– Mais… ?? Comment???
– Tu vas voir. Ce soir, c’est spécial. Va frapper à sa porte à 8 heures.

A l’heure dite, bien habillée et coiffée, j’ai frappé à la porte de l’appartement.
Mon père m’a ouvert la porte, vêtu d’un élégant costume.
Il a fait une petite courbette, en m’adressant un clin d’oeil:
– Mademoiselle, vous êtes attendue!

Dans sa chambre, ma grand-mère était installée dans son éternel fauteuil planté devant la télévision, à côté de son lit.
La petite table basse était dressée pour deux personnes.
Et un petit fauteuil avait été préparé à côté du premier.
Ma grand-mère portait une robe plus habillée que d’habitude, un soupçon de rouge à lèvres, ce qui était rarissime.
L’oeil pétillant, elle est entrée dans le jeu.
Mon père m’a annoncée cérémonieusement:
– Madame, votre invitée est arrivée.
– Ah, c’est bien, elle est à l’heure, nous ne manquerons pas le spectacle!
Papa a tiré le fauteuil pour que je puisse m’y asseoir, et a disparu pour revenir avec un plateau rempli de mini-sandwichs fourrés.
Ma grand-mère a eu droit à une petite bouteille de « Stout », qu’elle adorait, tandis que je recevais une orangeade.
Puis, il a allumé la télévision en annonçant:
– Cela va commencer. Si Mademoiselle le veut bien, je viendrai la rechercher dans deux heures pour la raccompagner. Il n’est pas prudent de traîner en ville seule la nuit!

Je riais encore tandis qu’il quittait la pièce pour remonter quatre à quatre faire son rapport à ma mère.
En fait de « traîner en ville », il fallait seulement monter deux volées d’escaliers pour retrouver le cocon familial!
Restées seules, nous nous sommes concentrées sur l’écran.
Ma grand-mère a dit:
– Ce soir, je t’emmène au théâtre. Nous allons voir « Les Cloches de Corneville ».

Et le spectacle a commencé.
Une opérette en noir et blanc, à la musique sautillante, des voix de femmes haut perchées, des ténors, des fleurs partout…. et ma grand-mère qui fredonnait joyeusement les grands airs qu’elle connaissait par coeur.
Pour moi qui ne la connaissait que très sérieuse et plutôt sévère, c’était plus que surprenant.
Je n’ai pas vraiment vu le temps passer.
Le décor grisâtre et un peu triste de la chambre disparaissait pour laisser la place aux ors et aux rouges du théâtre tel que je l’imaginais et qu’elle me le décrivait.
Nous avions réellement l’impression d’y être.
Pendant  les entractes, nous avons mangé nos sandwichs en échangeant nos impressions.
L’histoire était compliquée pour une petite fille.
Elle m’expliquait ce que je n’avais pas compris, à sa façon un peu rude.
Lorsque le rideau est tombé, nous avons applaudi « parce que les artistes le méritent », disait-elle.
Puis on a frappé à la porte.
Ma grand-mère a crié à mon père d’entrer et celui-ci est arrivé, toujours en costume:
– Le spectacle vous a plu?
Nous étions enthousiastes, toutes les deux, lui chantant de concert le « ding-e-ding-ding-e, ding-e, ding-e don, sonne sonne sonne, joli carillon… »

J’ai embrassé ma grand-mère et nous l’avons laissée pour la nuit.
En me conduisant à ma chambre, papa m’a dit:
– Tu vois, pas besoin de sortir vraiment pour rêver! Tu as fait un beau cadeau à ta grand-mère, ce soir.

Je n’ai pas compris pourquoi il me disait cela: j’avais adoré « sortir » avec elle!

Martine Bernier

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