Le mois de novembre a toujours en moi une résonance particulière.
Il évoque le tournant le plus important de ma vie…
C’était en novembre 1978.
Cela faisait dix ans très exactement que mon père était mort.
Dix années d’enfer quotidien, en raison de ce que ma mère et mon frère aîné étaient devenus au fil des jours.
Des années dont aujourd’hui encore, je n’arrive pas à parler, si ce n’est par petites tranches.
J’avais tout tenté pour améliorer la situation, mais personne ne peut lutter contre la déchéance de ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas se redresser.
Et certainement pas une enfant seule .
Des dizaines et des dizaines de fois, j’avais appelé au secours, à l’école, dans la famille, chez le médecin, chez les seuls amis de ma mère.
Chacun trouvait de mots de compassion et se dérobait, gêné.
À l’exception de mon Parrain, frère de mon père, qui était le seul à intervenir ponctuellement, et qui était mon seul repère.
Je le voyais peu: ma mère ne le voulait pas dans ma vie, pressentant « que le danger viendrait de lui ».
Je rentrais chez moi de plus en plus désespérée, seule.
Et le temps passait…
Je voyais les miens sombrer et m’entraîner dans leur chute.
Ils décidaient de ma vie à ma place, limitant au maximum mes interactions avec le monde extérieur, et me guidant vers des voies qui n’étaient pas celles que j’avais choisies.
Tout était lourd, triste, tendu, souvent violent.
Toute joie était partie avec mon père.
Très tôt, j’ai compris que le seul moyen pour moi d’échapper à cet univers était de partir.
Et, surtout, de ne compter que sur moi.
Les adultes en général n’étaient plus des alliés protecteurs, je n’avais rien à en attendre.
C’est un miracle si je ne suis pas tombée.
Je ne compte plus les fois où j’ai été sollicitée par des êtres louches et pervers.
Mais j’avais en moi un pare-feu: jamais je n’aurais fait quoi que ce soit qui aurait pu décevoir mon père.
Dès l’âge de 15 ans, j’ai mûri mon projet, parfois avec espoir, souvent en pensant que je n’y arriverais jamais.
Il fallait partir.
Me sauver, dans tous les sens du terme.
Non seulement les écueils étaient nombreux, mais… j’aimais ma mère, quoi qu’elle fasse.
Je n’acceptais pas sa déchéance, mais je la comprenais.
Le chagrin peut pousser au désespoir.
Mais elle avait la responsabilité de trois enfants et, à mes yeux, aurait dû trouver en eux la force de se relever.
Ce qui n’a malheureusement jamais été le cas.
À ses yeux comme aux yeux de mon frère aîné qui souffrait du même mal, j’allais rester toute ma vie dans cette maison devenue lugubre et je travaillerais pour les entretenir pour les sortir du gouffre financier et alcoolisé dans lequel ils étaient plongés.
Les premières années, j’ai en effet pensé que c’était mon devoir.
J’ai arrêté mes études et j’ai travaillé, très tôt.
Une décision que j’ai très vite regrettée…
Il ne se passait pas un jour, pas une heure sans que je réfléchisse à la meilleure façon de construire un tremplin pour que je puisse m’envoler sans risquer de m’écraser et en faisant le moins de peine possible autour de moi.
À 16 ans, j’ai demandé un rendez-vous à mon Parrain qui, je le savais, était la seule personne solide et censée de la famille.
Le seul à pouvoir m’aider.
Je ne lui demandais qu’une seule chose: qu’il me soutienne face à ma mère dans mon désir d’obtenir mon émancipation officielle.
Il était mon subrogé tuteur depuis la mort de mon père: son avis avait du poids.
Il a accepté très vite.
Il a ensuite fallu du temps pour convaincre ma mère que je ne reculerais pas.
Et un jour, nous nous sommes retrouvés au tribunal.
En sortant, j’étais majeure… j’avais 17 ans.
Ma vie, désormais, m’appartenait.
Même si, dans les faits, la réalité est toujours plus compliquée, demande des aménagements, d’autant que je ne voulais surtout pas blesser ma mère dans mes décisions.
J’avais à peine 4 ou 5 ans que je mettais toujours en scène le même jeu. (Le Jeu)
La petite fille qui quittait les siens à la recherche d’un ailleurs où elle pourrait vivre en paix.
Ce jour-là était arrivé.
Mais il ne fallait pas partir n’importe où et n’importe comment.
Il me fallait un point de chute, un travail.
La vie a posé sur ma route des opportunités que j’ai saisies.
En doutant… le seul travail que j’ai trouvé en Suisse me menait dans un hôtel restaurant où j’étais destinée à faire tout et n’importe quoi.
C’était bien éloigné de mes rêves d’écriture…
Mais c’était un début.
J’avais peur, j’étais même terrifiée.
J’avais le coeur brisé à l’idée de quitter ceux qui étaient malgré tout ma famille.
Mais je savais que, si je voulais vivre enfin, il fallait passer par là.
Un soir de novembre, j’ai embrassé ma mère.
Ni elle ni mes frères ne voulaient m’accompagner à la gare, histoire de marquer leur désapprobation.
Mon professeur que j’aimais tant, Soeur Lucie-Agnès, était elle aussi contre mon départ.
Elle ne m’a pas condamnée, mais avait peur pour moi.
Elle non plus ne m’a accompagnée au train: je lui ai fait mes adieux la veille.
Ce soir-là, à la gare, il faisait brumeux et humide.
L’une de mes amies m’a rejointe sur le quai pour que je puisse voir un visage familier avant que le train ne s’éloigne.
Je partais théoriquement pour quatre mois.
Mais je savais que je ne reviendrais pas.
Ce fut l’un des voyages les plus tristes et les plus durs de ma vie.
Mais il était un passage initiatique qu’il fallait impérativement que je vive.
Seule.
Avec pour seuls trésors ma guitare, les textes des chansons de Brel, 50 francs suisses en poche et la conviction que ma vie était ailleurs.
Martine Bernier
7 réflexions sur “C’était en novembre 78…”
Terrible ton texte! J en ai des frissons! Même si connais ton parcours dans ces périodes tragique, j ai un énorme respect pour ce que tu as fait de ta vie et de ce que tu as réussi a faire au fil des années! arff je t aime fort toi!!
Je connaissais en partie ton histoire , je la savais difficile mais elle l’était encore plus.. Si tu peux en parler maintenant comme tu l’as fait dans ce texte c’est que tu es enfin arrivée à un stade de ta vie où tu peux vraiment mesurer l’impact de tes choix et leurs conséquences ( bonnes et mauvaises).
Même si les blessures les plus profondes ne se cicatrisent jamais complètement, tu exerces l’activité qui te plait, tu as une belle et grande famille autour de toi qui t’aime et des amis.
Tu as toujours su garder ton but en tête..châpeau l’artiste car tu en es une. Amitiés
Je crois surtout que si je commence à en parler, c’est justement parce que, aujourd’hui, j’ai autour de moi cette famille où chacun a un chemin à découvrir. J’ai envie qu’ils sachent que tout est possible à condition de ne pas le faire n’importe comment. Et que rien n’est jamais ni gagné ni perdu d’avance. C’est finalement ce qui est passionnant… Et puis… il y a les rencontres! Une belle galerie de portraits où chacun joue un rôle important…
Ouuff.. Il fallait que ça sorte . Avec du recul, les épreuves deviennent de l’expérience , et ce que ton papa a mis en toi si jeune ressemble a un talisman , comme si il avait su que ces drames t’attendaient et que sa sagesse serait ton meilleur allié à jamais.
C’est vrai! Le côté étrange de tout cela, c’est que ce que j’écris est non pas édulcoré, mais très sérieusement dédramatisé. Certaines choses dépassent les mots. Le cauchemar ne s’est pas terminé avec mon départ. Et c’est sans doute pourquoi il m »a fallu beaucoup de temps pour trouver mes réponses. Hier, Dominique, tu me disais que tu rêvais de paix. Je crois que toute personne qui a été secouée par des événements durs partagent ce désir: la paix et l’harmonie. C’est aussi ma quête. Et il a fallu plus de 30 ans pour que je comprenne que dans notre rôle de funambules, nous sommes à la fois l’équilibriste et le balancier…
Ecrire a toujours été pour moi aussi le moyen de trouver la paix, j’écris, je jette… j’admire le fait que vous partagiez votre parcours si dramatique et le courage qu’il vous aura fallu pour arriver où vous en êtes.
J’ai beaucoup jeté, moi aussi, et je jette toujours, ce qui nous fait un point commun! 🙂
Le fait que je partage cette expérience n’est pas innocent: je crois aujourd’hui que l’on peut franchir des étapes extrêmement difficiles et sortir de situations qui semblent fermées. Et le fait de l’avoir vécu peut donner du courage à d’autres qui sont dans ce cas aujourd’hui… Enfin, je l’espère…