J’ai beaucoup (trop, sans doute) de livres.
J’en ai relu certains plusieurs fois.
Parmi eux, il y a les essentiels qui ont une importance particulière à mes yeux.
Mais si je devais n’en choisir qu’un, je pense que ce serait Le Prophète, de Khalil Gibran.
Je l’ai dans une vieille édition, très quelconque, datant de 1956, parue chez Casterman.
J’étais ado lorsque je l’ai trouvée au fond d’un carton, chez le bouquiniste dont la boutique recelait des merveilles.
Au départ, ce livre n’avait pas grand-chose d’attirant.
Un peu défraîchi, avec une couverture dépourvue de toute illustration…
Je ne sais pas pourquoi il a capté mon attention.
Je l’ai ouvert, ai lu les premières lignes, et… je l’ai acheté.
Je l’ai lu en quelques heures.
Il m’avait envoûtée.
Depuis, j’ai dû le relire une bonne centaine de fois.
La dernière fois, c’était ce week-end.
Je l’ai sorti du rayonnage où il sommeillait, et je l’ai emporté avec moi comme un trésor.
En une heure, j’en avais reparcouru plus de la moitié.
Quelques minutes plus tard, j’en ai parlé à mon Capitaine.
Il ne le connaissait pas, l’a pris et a commencé à lire le prologue.
Il lui est arrivé la même chose qu’à moi, quarante-cinq ans plus tôt.
Il a été happé par le charme de ces lignes, lui aussi, et me l’a emprunté.
Il paraît que Khalil Gibran avait 15 ans lorsqu’il l’a écrit, puis il a passé des années à l’améliorer afin que chaque mot soit choisi avec soin pour enfin publier ce qui sera son chef-d’oeuvre en 1923, dix ans après qu’il ait été commencé.
C’est un livre de sagesse, à l’écriture poétique, énigmatique…
Ceux qui le lisent en sortent enrichis.
On dit de lui qu’il serait le livre le plus lu après la Bible.
Voici les premières lignes, celles qui ont été comme un filet dans lequel je me suis retrouvée avec volupté pour découvrir les messages que le Prophète a distillés au Peuple d’Orphalese…
Martine Bernier
Prologue
Almustafa, l’élu et aimé entre tous, qui était l’aube de son propre jour, attendit douze années durant dans la cité d’Orphalese le retour de son vaisseau, qui devait le ramener dans l’île où il avait vu le jour.
Et la douzième année, au septième jour d’Ielool, le mois des moissons, il gravit la colline située hors des murs de la ville et regarda au large ; et il aperçut son vaisseau venant avec la brume.
Alors les portes de son cœur s’arrachèrent et sa joie vola loin sur la mer. Et il ferma les yeux et pria dans les silences de son âme.
Mais, alors qu’il redescendait de la colline, la tristesse s’étendit sur lui et il pensa en son cœur :
Comment partirais-je en paix et sans chagrin ? Non, je ne quitterai pas cette ville sans une profonde blessure en mon esprit.
Longs ont été les jours de souffrance que j’ai vécus entre ces murs, longues ont été les nuits de solitude ; et qui peut s’écarter de sa souffrance et de sa solitude sans regret ?
Trop de parcelles de l’esprit ai-je dispersé dans ces rues, et trop nombreux sont les enfants de mes aspirations qui marchent, nus, à travers ces collines, et je ne pourrai m’en détacher sans qu’ils deviennent un fardeau et une douleur.
Ce n’est pas un vêtement que j’ôte en ce jour, mais une peau que je déchire de mes propres mains.
Et ce n’est pas une pensée que je laisse derrière moi, mais un cœur devenu tendre à force de faim et de soif.
Mais je ne puis m’attarder d’avantage.