Le couloir

Lorsque j’avais 13-14 ans, l’école était pour moi comme pour beaucoup d’autres enfants, je pense, un lieu à la fois de découvertes et de cauchemar.
Certaines matières, comme le Français et l’Histoire, m’ont passionnée et me passionnent toujours aujourd’hui.
D’autres me laissaient de marbre, me poussant simplement à effectuer ce qu’il fallait pour obtenir une moyenne acceptable.
Et venait enfin la queue du peloton.
J’en ai déjà parlé: deux branches déclenchaient en moi un désintérêt et une incompréhension totale, la physique et la chimie.
Il faut dire qu’elles nous étaient enseignées par une professeure qui ne me supportait pas.
Lorsque j’ai compris que, quoi que je fasse, je n’y changerais rien, j’ai moi aussi développé une allergie à son égard.
Dès que le cours commençait, c’était presque devenu un rituel.
Si j’avais le malheur de regarder ma montre, même discrètement, ou de laisser mon regard s’attarder en direction de la fenêtre ou de tout autre point n’étant pas le visage de cette dame ou de son tableau, sa voix s’élevait pour dire: « Vous vous ennuyez, Martine? A la porte! »
J’ai donc passé beaucoup de temps à la porte.
De temps en temps, elle passait la tête pour vérifier que j’étais toujours là.
Il s’en est passé des choses, « à la porte »… je pourrais écrire un (petit) livre sur les anecdotes que j’y ai vécues!
Depuis les regards complices des femmes de ménage aux passages des élèves qui filaient soit-disant aux toilettes mais qui venaient me faire un brin de causette, et passant par la secrétaire qui venait me remettre le moral en me disant qu’elle n’avait jamais rien compris non plus à la chimie, c’était un univers.
Je voyais de temps en temps notre directrice, Soeur Marie-Véronique, arpenter les couloirs pour vérifier que tout se passait bien.
Je n’en menais pas large devant son regard sévère, mais elle s’abstenait d’en rajouter, se contentant de quelques phrases qui me liquéfiaient.
Parce qu’il m’arrivait de m’ennuyer dans mon couloir, j’avais prévu un plan de repli pour passer ces moments le plus agréablement possible.
Avant d’entrer dans la classe, je cachais un livre de poche entre deux « buses », que je récupérais dès que j’avais reçu l’ordre de vider les lieux.
Sans que l’on puisse me voir, je lisais donc en cachette, glissant mon livre entre les buses dès que j’entendais le prof se rapprocher de la porte.
Une après-midi, donc, je relisais un livre « La neige en deuil », d’Henri Troyat.
Son écriture était sublime…
« Déchiqueté, rompu, il gisait sur le ventre dans la neige telle une bête blessée à mort… »
Il parlait de l’épave d’un avion, devenue la cible de naufrageurs pilleurs.
J’avais lu et relu ce livre sur la demande de notre prof de Français, et je ne me lassais pas de percer les secrets de la fluidité de l’écriture de cet auteur magistral.
J’étais donc plongée dans mon récit lorsque j’ai entendu la voix suave et légèrement ironique de ma directrice résonner devant moi.
Trop absorbée, je ne l’avais pas entendue venir.
– J’imagine que vous étiez en cours avec Mme Hendrickx?
Oui, ma Soeur.
– Et vous avez encore été priée de sortir?
– Oui.

Elle a observé une pause avant de continuer:
– J’ai été avertie que vous profitiez de ces punitions pour lire.

Caramba! J’étais démasquée!
– Vous croyez vraiment que l’on vous fait quitter la classe pour vous permettre de vous adonner à la lecture?
J’ai gardé un silence prudent.
– Montrez-moi ce livre.
Je le lui ai tendu.
Elle l’a regardé attentivement et me l’a rendu avec un demi sourire:
– Henry Troyat… Excellent choix.
Et elle est partie continuer sa ronde…

En devenant adulte, je me suis acheté un livre de Physique-Chimie, et j’ai essayé de m’accrocher.
Impossible, je suis irrémédiablement hermétique à ces matières, ne leur accordant un semblant d’intérêt que lorsque l’on me demande un symbole chimique dans une grille de mots croisés.
Les livres que j’ai lus dans le couloir, eux… je les ai toujours en tête.

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