C’était en mars 1980.
J’étais dans le train qui me ramenait de la Belgique jusqu’en Suisse.
Je venais d’aller enterrer ma mère.
Et sur mes genoux se trouvait… mon héritage.
Une semaine auparavant, le médecin de ma famille m’avait appelée pour me dire:
– Si vous voulez la revoir vivante, sautez dans un avion et venez…
J’avais dépensé mes maigres économies pour lui obéir.
Et j’avais pu passer trois ou quatre jours avec elle, à l’hôpital, avant une opération grave.
Comme toujours, mon frère aîné avait fait en sorte, par son comportement, de me faire fuir.
J’étais rentrée en Suisse en train et, depuis, j’envoyais à ma mère télégramme d’amour sur télégramme d’amour, l’appelant, lui faisant porter des fleurs…
L’opération avait réussi.
J’avais repris le train, pour être là à son réveil.
Sauf qu’elle est morte dans la nuit, alors que j’étais en route vers elle.
Comme souvent, à l’époque, le chauffage du train semblait bloqué au maximum.
J’étais dans un compartiment avec une famille italienne retournant en vacances au pays, et avec mon aujourd’hui ex mari qui pleurait plus que moi sur une femme qu’il n’avait vue que deux fois et avec laquelle il ne s’entendait pas.
Elle était morte: il fallait pleurer.
De mon côté, hébétée, j’étais figée.
Ce qui s’était passé après l’enterrement m’avait brisée.
Rien de tel qu’un décès pour réveiller la rapacité chez certains êtres, parait-il…
Toute à mon chagrin, je ne me suis pas battue.
A quoi bon…
J’ai emporté la seule chose dont mes frères ne voulaient pas: Pirouli.
Pirouli était un canari blanc-gris.
Il avait d’abord appartenu à ma grand-mère.
A sa mort, six ans plus tôt, ma mère s’en était occupé.
Et aujourd’hui, il était là, dans sa cage, sur mes genoux.
Pour ne pas trop l’angoisser, j’avais recouvert la cage de ma veste, laissant à peine une petite ouverture par laquelle je lui parlais.
J’espérais qu’il arriverait vivant chez moi…
A la douane de Bâle, les douaniers m’ont dit: « il faut le laisser en quarantaine ».
Et c’est là que j’ai presque craqué…
Je leur ai expliqué que je venais de perdre ma mère, que ce canari était tout ce qui me restait d’elle et que, s’il le fallait, j’allais ouvrir la cage et le récupérer de l’autre côté de la frontière, quitte à aller en prison, mais que, jamais, je n’abandonnerais Pirouli!
Ils m’ont laissée passer, ahuris par cette fille qu’il ne fallait visiblement pas contrarier ce jour-là.
Je suis arrivée dans la station de montagne où j’habitais.
Il neigeait toujours.
J’ai emmitouflé la cage de Pirouli et j’ai parcouru le long chemin qui me menait de la gare à l’appartement.
Ma vie a commencé avec mon drôle d’oiseau.
J’ai horreur de voir des oiseaux en cage.
Mon premier soin a été de lui offrir plus d’espace en lui achetant une très grande cage.
Il avait enterré ma grand-mère, ma mère… je me demandais ce qui allait m’arriver.
A vue de nez, il devait avoir 8 ans.
Je savais qu’un canari avait une espérance de vie entre 8 et 10 ans.
Et je comptais bien le gâter…
Pirouli a été l’oiseau le plus choyé au monde, je crois.
Je lui aurait bien offert une « Piroulite », mais mon vétérinaire me l’a déconseillé.
Pirouli était un vieux célibataire, il n’aurait sans doute pas apprécié une telle intrusion dans son existence.
Il se baignait tous les jours, recevait les friandises les plus fines, vivait dans une cage immaculée.
J’avais appris à « parler oiseau », répondant à ses roulades.
Dès que je prenais ma guitare, il chantait comme un fou, m’obligeant à couvrir sa cage pour mes enregistrements… qu’il contrariait en chantant dans le noir dès qu’il entendait ma voix.
Je m’étais habituée à lui, à cette minuscule boule de plumes aux petits yeux noirs et vifs, qui m’accueillait le matin par des chants interminables et une attitude joyeuse.
Je l’aimais beaucoup, même s’il m’agaçait prodigieusement lorsqu’il ajoutait son grain de sel à mes chansons.
Quelques années plus tard, j’ai retrouvé Piroulit mort au fond de sa cage.
C’était prévisible…
Il avait vécu une longue vie d’oiseau, avait plus baroudé qu’un pigeon voyageur, lui qui avait effectué 900 kilomètres en train, vécu dans deux pays.
Il avait une véritable personnalité.
La preuve?
Plus de trente ans plus tard, je pense encore à lui au point d’en reparler.
Martine Bernier